On n’entre pas dans le champ de la philosophie comme on entre dans un lieu clos et bien délimité. Toutes les questions philosophiques font signe vers un ailleurs, une terre inconnue qui reste à découvrir et que personne n’a encore foulée. Plus encore que toutes les autres, la question du "moi" dérange la tentative visant à intégrer toutes les réponses dans un champ strictement balisé et fermé. Comme Bergson l’avait bien souligné, on ne domine intellectuellement que ce qui est inerte et statique, et on n’explique que ce qui a déjà eu lieu. Or, si c’est à l’extérieur du moi que se donne à voir l’inerte et le statique, c’est précisément parce que le moi apparaît et surgit dans le monde comme un mouvement d’arrachement et de dépassement de tout ce qui est. Parce qu’il n’est pas seulement le corrélat de l’objet et qu’il ne peut pas ignorer ce qu’il doit à un déracinement originaire, le sujet constitue en conséquence l’ultime problème de la philosophie. La solution serait de dévoiler ou d’instaurer dans le monde un ordre des choses suffisamment admirable pour permettre au moi de ne plus éprouver le sentiment d’y être de trop. Il y aurait donc au moins deux manières d’aborder la question « Devenir soi-même » : soit en allant dans la direction d’un apaisement par la médiation d’un consentement à un ordre, soit, au contraire, en insistant sur la rupture et l’idée d’un exil irréparable. L’ambiguïté de la question tient cependant au fait qu’il n’est pas possible d’éliminer l’une des deux perspectives. S’il y a eu déchirement, c’est sur fond d’unité ; on a donc commencé par consentir. Mais si la question de savoir ce que nous allons faire de nous-mêmes se pose, c’est parce que nous avons été arrachés à nous-mêmes. L’arrachement à soi désigne l’état d’inadéquation et de division du moi. L’expérience montre néanmoins que cette inadéquation, qui engendre le désir de se fonder soi-même, est le plus souvent occultée par le moi. La pression sociale, l’imitation, les habitudes, le goût du bonheur ont raison de ce désir. Nous aspirons à devenir nous-mêmes, mais nous n’en prenons pas le risque ; nous mettons nos pas dans ceux de nos prédécesseurs, nous jouons les rôles que l’on attend de nous. La question « Devenir soi-même » ne s’impose ainsi dans sa radicalité qu’à ceux que hante le souvenir d’une rupture à laquelle ils accordent le sens d’une « expérience-première ». Plutôt que de s’abandonner au cours des choses, celle-ci les incite à se reprendre et à tenter d’inaugurer leur propre voie. Il y a un au-delà de la « dynamique de la vie » ; à partir de celle-ci, une autre est en effet possible : la « dynamique de l’existence » qui relève de la responsabilité de chacun. On ne devient soi-même qu’en se jetant à ses risques et périls dans la seconde, c'est-à-dire en s’efforçant d’être cause de soi. Pour cela, il est besoin de s’éloigner. Mais s’éloigner ne signifie pas se perdre. La volonté d’errer qui anime le moi désireux de se fonder lui-même n’est pas suicidaire. Le moi est ainsi confronté à deux difficultés majeures. Sur le plan intellectuel : il doit rester accessible ; autrement-dit, si ce qu’il entreprend n’est pas à la portée de tous, la figure qu’il dessine doit néanmoins avoir du sens et être en mesure de séduire d’autres hommes. Sur le plan moral : il doit résister à l’opinion commune qui veut que l’individu se comprenne en termes de « partie » et non en termes de « personne séparée ». Le projet consistant à tenter de « devenir soi-même » traduit l’ambiguïté du surgissement de la subjectivité humaine dans le monde. Il s’agit au moins autant de s’exposer à l’Altérité sous toutes ses formes que de la vaincre et de la soumettre. Son but n’a pas de visée pragmatique. Que l’humanité s’en trouve renforcée ou mieux préparée à affronter l’avenir n’est pas l’essentiel. Toujours différente, chaque tentative incarne une figure qui, à la manière d’une étoile, brille simplement dans le silence de la nuit. / Philosophy is not a clearly bounded and closed field. All philosophical questions point towards an elsewhere, an unknown land that remains to be discovered and where no one has yet set foot. More than any other question, the question of the “self” upsets attempts to integrate all answers in a rigorously defined and closed space. As Bergson clearly emphasised, it is only possible to master intellectually that which is inert and static, and only what has already taken place can be explained. Now, if it is outside the self that the inert and the static are to be found, it is precisely because the self appears and arises in the world as a process of uprooting and going beyond all that is. Because it is not just an objective correlative and because it cannot ignore what it owes to a primary uprooting, the self constitutes, as a consequence, the ultimate problem of philosophy.The solution to the problem of the self would be to reveal or establish in the world an order of things sufficiently admirable as to allow it to do away with the feeling of being superfluous. There would therefore be at least two ways of approaching the question of “becoming oneself” : either by moving towards a pacification through accepting an order, or conversely by insisting on the idea of a split and an irreversible exile. However the ambiguity of the question is due to the impossibility of getting rid of one of the two competing viewpoints. If there has been a split, it is from an initial unity ; one has begun then with acceptance. But if the question arises of knowing what we are going to do with ourselves, it is because we have become uprooted from our selves. The uprooting of the self refers to the state of inadequacy and splitting of the self. Nevertheless experience shows that this state, which engenders the desire to rely on oneself alone, is most frequently concealed by the self. Social pressure, imitation, habit, the search for happiness overcome this desire. We aspire to become ourselves, but choose not to take the risk ; we follow in the footsteps of our forebears; we act out the roles that are expected of us.The question of “becoming one’self” only imposes itself so starkly in those who are haunted by the memory of a split that they interpret as a “self transforming primary experience”. Rather than going with the flow of things, this split goads them to react and try to set their own course. Beyond the “dynamics of life”; there is another : the “dynamics of existence”, which depends on individual responsibility. On can only become oneself through taking the risk of plunging into the latter, that is by striving to be the cause of oneself. To do so, it is necessary to withdraw. But withdrawing doesn’t mean losing oneself. The will to wander, which drives the self that wishes to forge itself, is not suicidal. The self is thereby faced with two major difficulties. On the intellectual level, it must remain “readable”; in other words, even if what it undertakes is not accessible to everyone, the figure that it draws must nevertheless make sense and be able to entice others. On the moral level, it must withstand the common opinion that the individual be understood as a “part” and not as a “separate person”.The project of trying to “become oneself” expresses the ambiguity of the sudden irruption of human subjectivity into the world. It is as much a question of exposing oneself to Otherness in all its forms as of vanquishing and subduing it. Its aim has no pragmatic goal. That the human race finds itself strengthened or better prepared to face future challenges is not what is essential. Always different, each new attempt embodies a figure which, like a star, shines simply in the silence of the night.
Identifer | oai:union.ndltd.org:theses.fr/2015PESC0008 |
Date | 15 June 2015 |
Creators | Perrot, Philippe |
Contributors | Paris Est, Castillo, Monique |
Source Sets | Dépôt national des thèses électroniques françaises |
Language | French |
Detected Language | French |
Type | Electronic Thesis or Dissertation, Text |
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