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PUISSANCE DE L'ECOUTE FLOTTANTE DANS L'ACTION COLLECTIVE. Agencements organisationnels et communicationnels des activités d'information

Cette habilitation est une synthèse de mes travaux de recherche entamés il y a une vingtaine d'années ainsi que la présentation de nouveaux résultats. Ces derniers sont résumés par un ensemble de grilles d'analyse que je mets à l'épreuve de six terrains pour en cerner les potentiels d'innovation. En effet, depuis la thèse où je montrais le poids de tâches d'intendance dans les organisations, je soutiens aujourd'hui, grâce aux sciences de l'information et de la communication, à quel point ces tâches peuvent être facteur d'innovation selon l'écoute et le regard qu'on leur porte. Après avoir approfondi les phénomènes de coopération et de cloisonnement organisationnels à travers l'étude du décalage entre une gestion de l'information intentionnelle et sa réalisation, j'ai développé une analyse à la fois communicationnelle et organisationnelle des activités d'information. Il s'agit de prendre en considération la parole et l'écoute dans l'action collective comme articulation entre les niveaux quotidien, stratégique et politique. Je mobilise pour cela une méthodologie de type ethnographie de la communication et des organisations associant clinique et Grounded Theory. Je peux ainsi croiser des intentions, des réalisations et des justifications concernant des mises en place d'outillages informationnels. Cela ouvre à une théorie qui permet de cerner la cohérence entre des comportements individuels et des prescriptions associées à des jugements organisationnels. Cette théorie des rôles et des performances offre un point de vue communicationnel et organisationnel pour mieux comprendre l'insertion de l'action collective dans le monde économique et politique contemporain. L'action collective est en effet un ensemble inséparable de savoirs et de relations où intervient fortement le jugement : chacun agit en mobilisant ses connaissances tout en étant soumis au jugement d'autrui. Elle est ainsi chargé de prescriptions (et/ou de proscriptions) réciproques et forme un ensemble d'interprétations sous contraintes institutionnelles et culturelles, ce qui renvoie à la façon dont chacun justifie ses actes dans des rapports de légitimité. La dimension culturelle est cruciale et je la prends d'autant plus en considération depuis que j'habite en Espagne. La question de départ pour développer de nouveaux résultats semble simple, voire triviale : quel est le pouvoir des mots et surtout de l'écoute correspondante dans la sphère restreinte du travail ordinaire ? Cette question est en fait complexe car qui écoute, en particulier lorsqu'il s'agit d'une parole d'apparence anodine ? Ecouter, c'est prendre le risque de ne pas comprendre, c'est-à-dire accepter de laisser autrui prendre du pouvoir sur soi. L'écoute est problématique parce qu'elle est corporelle et, à ce compte, elle force le rapport au travail réel (au sens des ergonomes), historiquement laissé aux plus faibles. Comme l'information indisciplinée dont je traitais dans ma thèse, la parole et l'écoute ne se prédisent pas, elles engagent les personnes, elles perturbent un ordre qui se voudrait établi dans les normes. Cette approche est d'autant plus importante dans les contextes institutionnels et sociaux actuels : dans les organisations, chacun est soumis aux injonctions d'autonomie et de responsabilité en même temps qu'il doit prévoir et rendre compte de son travail dans des détails de plus en plus précis (mais pas toujours précisés). Par ailleurs, en partie sous prétexte de la puissance des technologies, les spécialistes des " petits boulots " ont disparu. Chacun s'attelle alors à " ranger, classer " sans pour autant toujours valoriser ces tâches qui donnent sens à l'action collective. Les individus se trouvent alors de plus en plus souvent en position schizophrène et en souffrance. La question de la reconnaissance dans ses trois dimensions (confiance en soi, estime de soi, respect de soi), en référence aux travaux d'A. Honneth, est centrale : qui suis-je pour autrui ? Qui est autrui pour moi ? Au-delà de la parole dans l'interaction, se pose la question de sa légitimité et de la place (sociale, institutionnelle, culturelle) de l'individu. Cette place n'est pas choisie, elle dépend de l'histoire. J'ai alors mis l'accent sur la reconnaissance comme capacité d'être au monde, telle que le propose Paul Ricœur : pouvoir dire, faire, raconter et être comptable de ses actes, ce qui ouvre à une capacité de recevoir, de reconnaître autrui et qui se concrétise par la gratitude. Elle relativise la quête incessante de disponibilité qui, elle, se manifeste par une réactivité toujours plus vive, une flexibilité et une mobilité sans limite. J'observe ainsi les signes ambivalents des organisations contemporaines comme le surmenage associé au plaisir autant qu'à des malaises mal reconnus dans la mesure où ils s'expriment de façon corporelle. Sur mes terrains, ni la taille, ni le métier, ni les inscriptions sociales et politiques n'expliquent ces mélanges ambigus de plaisir et de malaise. En revanche, écouter les points de vue sur les situations vécues est riche d'enseignement : l'organisation n'est en rien univoque mais dépend de l'interprétation dont elle fait l'objet et notamment de la façon dont chacun, selon sa place, met en place et mobilise les instruments de gestion. Je considère alors ces derniers comme des artefacts communicationnels et informationnels, à savoir des objets et symboles ayant la double particularité d'augmenter les capacités de l'ensemble dans lequel ils s'insèrent et d'en transformer l'état et le fonctionnement. A l'instar de Michèle Lacoste, je remarque que ces artefacts sont non seulement fonctionnels (rendre compte, prévoir, juger, cadrer) mais aussi relationnels (négocier, discuter, faire des confidences, raconter, facteur d'émotions plus ou moins partagées, etc.). Apparaît alors l'importance de l'écoute " flottante " dans l'action collective, c'est-à-dire lorsque l'attention est portée sur qui parle et dans quelles situations et non pas sur ce qui est dit. L'étudier, c'est repérer les activités d'information (l'action mais aussi son potentiel et ses alternatives) pour s'intéresser ensuite aux cadres communicationnels et organisationnels ainsi qu'aux contextes correspondants. Le cadrage communicationnel consiste à mettre en évidence des rôles clés, plus ou moins tournés vers le comptable (faire ou montrer) ou le racontable (socialiser ou rassurer), l'action (faire et socialiser) ou la preuve (montrer et rassurer). Le cadrage organisationnel permet de dévoiler quels outils de gestion sont plus ou moins mobilisés, comment et par qui. Les cadres rendent ainsi compte de la façon dont les individus au travail considèrent les activités des autres, les ressources qui les entourent et l'organisation dont ils font partie. Une triple mise en contexte rend ensuite possible de comprendre (ou au moins de tenter de comprendre) la compatibilité ou non des points de vue des protagonistes sur les terrains : institutionnelle (position hiérarchique et poids de certains critères d'évaluation par rapport à d'autres), rhétorique (évolution potentielle des énonciations qui sont de véritables innovations dans le contexte culturel occidental) et culturelle (tenter de comprendre le poids des évidences pour envisager les possibilités de réalisation de ces innovations). Ce repérage d'activités d'information suivi des cadrages et mises en contexte montrent que l'innovation organisationnelle a lieu lorsque se déploie une capacité de reconnaissance mutuelle. Cette dernière se manifeste par une marque de gratitude quel que soit le niveau hiérarchique et correspond à l'écoute flottante. Elle permet que manutention de l'information et bricolage organisationnel soient acceptés comme incontournables et perçus comme autant d'indices de changements potentiels. L'évolution s'effectue alors à travers une remise en cause des artefacts informationnels et communicationnels au premier rang desquels se trouvent les instruments de gestion. On remarquera que cette reconnaissance mutuelle n'est pas efficace en termes d'innovation si elle est déployée uniquement entre personnels subalternes. Sa force tient dans sa répartition équilibrée sur la ligne hiérarchique comme l'illustrent les terrains présentés dans le chapitre résultats. En somme, pour rendre effective l'innovation à base de routine, une proposition émerge à partir des résultats, celle de penser l'action collective au niveau stratégique et gouvernemental sous forme de quelques proscriptions plutôt que de multiplier les prescriptions qui, trop nombreuses, ne peuvent être que contournées et perdent alors toute valeur. La distinction entre proscription et prescription tient à l'énonciation : la proscription est une loi énoncée par l'interdit alors que la prescription est une norme de droit énoncée de façon positive en relation aux devoirs. L'interdiction a ceci d'intéressant par rapport à une énumération de droits et de devoirs : elle est à la fois un cadre structurant pour se préserver de l'arbitraire de l'autre et une incitation à inventer les actions positives. Les terrains présentés montrent par exemple que les quatre cas innovants sont tenus par une interdiction, celle de voir disparaître l'essentiel de leur travail. Ces grilles et l'apport de la reconnaissance par l'écoute " flottante " méritent d'être complétés, critiqués et mis à l'épreuve de nouveaux terrains opérationnels. Mes résultats posent en effet au moins trois autres questions à traiter de façon complémentaire : celle des différences hommes - femmes au travail, celle de la place des TIC dans le cadre des organisations et celle des nouvelles formes de précarité organisationnelle.

Identiferoai:union.ndltd.org:CCSD/oai:tel.archives-ouvertes.fr:tel-00872446
Date05 April 2013
CreatorsVacher, Béatrice
PublisherUniversité Michel de Montaigne - Bordeaux III
Source SetsCCSD theses-EN-ligne, France
LanguageFrench
Detected LanguageFrench
Typehabilitation ࠤiriger des recherches

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