Le profond enracinement de Pinocchio dans les imaginaires n'est pas seulement le fait des clichés pédagogiques que le « bon petit diable » de Collodi n'a jamais cessé d'inspirer à ses innombrables laudateurs. Si cette figure universelle, 125 ans après sa rocambolesque création, continue d'exercer une telle fascination sur les esprits, c'est parce que, loin d'être uniquement un garçonnet en devenir, elle est d'abord et avant tout l'hybridation d'un être et d'une bûche, l'inouï télescopage de la culture et de la nature, de l'âme et du bois. Dans les représentations usuelles, la célèbre marionnette évoque les turbulences de la jeunesse, les tentations et les écueils qui jalonnent le chemin de la découverte, les épreuves qui édifient, élèvent. Vaille que vaille, Pinocchio reste l'emblème de la réalisation de soi dans un monde dénué d'autorité parentale où, à la voix de la raison, s'opposent l'insouciance et la toute-puissance du Principe de plaisir. Parmi les multiples interprétations et adaptations du conte, rares, très rares sont celles qui échappent à ce que l'on pourrait appeler « la tentation anthropocentriste », c'est-à-dire celle qui se concentre sur la finalité métamorphique du personnage et qui ne voit en Pinocchio qu'une chrysalide de bois inéluctablement vouée à s'incarner dans un corps moral et assagi. La faute, il faut dire, en incombe à Collodi. En métamorphosant son conte en fable, en achevant Pinocchio, l'écrivain toscan a lui-même ouvert la voie à une lecture téléologique de son chef-d'oeuvre. Or à bien considérer la genèse du texte et les intentions premières de l'auteur, il s'avère que le Pinocchio fondamental aspire davantage à la fuite perpétuelle qu'à la pétrification dans une enveloppe humaine. La fin des Aventures de Pinocchio, CoIlodi d'ailleurs, lorsqu'on l'interrogeait à ce propos, prétendait ingénument l'avoir oubliée...
La fascination tenace que le pantin animé continue d'exercer sur les imaginaires vient donc surtout, semblerait-il, de sa nature hybride. Plus que tout autre personnage de conte classique, Pinocchio appartient à l'interrègne. À la fois humain et végétal, ligneux et animal, il cristallise à lui seul toute l'énigme du vivant. En 1881, lorsqu'il prend naissance dans les colonnes du Giornale per i bambini, Pinocchio entre en résonance avec les interrogations qui, à la même époque, assaillent la communauté scientifique occidentale. Il fait écho au tonitruant débat qu'a soulevé Darwin avec De l'origine des espèces, il anticipe de quelques années la révolution freudienne relative à l'abyssale ambivalence de la psyché humaine et matérialise à sa manière le phénomène totémique, que la jeune anthropologie sonde et ausculte alors avec passion.
Si certains de ses exégètes se sont furtivement essayés à associer Pinocchio à la science de l'Homme, si ça et là quelques lignes ont été consacrées à l'universalité anthropologique de la bûche parlante, aucun travail ne s'est sérieusement penché sur sa nature totémique. Ce mémoire entend combler cette lacune. Car au-delà du manichéisme moralisant qui caractérise le conte, au-delà de la lecture chrétienne du texte, Les Aventures de Pinocchio peuvent aussi être confrontées à la toujours très pertinente question totémique, qui consiste à chercher dans le non-humain (animal, végétal, minéral) un reflet de soi, en tant qu'humain. L'hypothèse qui préside à cette étude anthropologique des Aventures de Pinocchio consiste à avancer que le célébrissime personnage, à l'image de
« l'opérateur symbolique » élaboré par Lévi-Strauss, tient lieu de fixateur conceptuel dans un univers chaotique (donc réaliste) que l'indifférenciation continuellement menace. Pinocchio, en tant que creuset de la contradiction, agencement entre l'âme et le bois, entre les règnes, permet de penser et d'approfondir, comme a contrario, la question de la spécificité humaine. À ce titre, il peut être assimilé au chaînon manquant qui nourrit depuis plus d'un siècle les phantasmes de la raison savante. Considéré comme proto-humain et « antéchristique », Pinocchio-l'oeil-de-pin, Pinocchio-l'entre-deux renvoie à la « Pensée sauvage » dans le sens où il assure, de par sa constitution même, la dialectique entre la nature et la culture et qu'il intériorise le va-et-vient classificatoire propre au phénomène totémique.
Pinocchio est certes une créature morale, mais il est aussi, cela crève les yeux, un vecteur de narration fondamentalement original qui contient en lui son propre double, sa propre antithèse et qui, parce que intrinsèquement « ouvert » [au sens heideggerien], renvoie autant à l'animisme, au totémisme, qu'à l'infime frontière qui bée entre l'humain et le non-humain. ______________________________________________________________________________ MOTS-CLÉS DE L’AUTEUR : Pinocchio, Anthropologie, Ethnocritique, Totémisme, Devenir-animal.
Identifer | oai:union.ndltd.org:LACETR/oai:collectionscanada.gc.ca:QMUQ.1182 |
Date | January 2008 |
Creators | Röthlisberger, Pierre |
Source Sets | Library and Archives Canada ETDs Repository / Centre d'archives des thèses électroniques de Bibliothèque et Archives Canada |
Detected Language | French |
Type | Mémoire accepté, PeerReviewed |
Format | application/pdf |
Relation | http://www.archipel.uqam.ca/1182/ |
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