Avant que la J'farra ne soit partagée, à la fin du XIXème-début du XXème siècle, entre deux Etats par une frontière internationale - la Tunisie, protectorat français, d'un côté ; la Tripolitaine, province de l'Empire ottoman, d'un autre côté -, elle constituait le territoire historique des confédérations tribales des Werghemmas et des Nouaïels, lesquelles s'y interpénétraient étroitement. Aujourd'hui, près d'un siècle plus tard, elle témoigne d'un ensemble de transformations qui ont affecté aussi bien les modes d'exploitation de ses ressources que ses paysages. Région principalement pastorale, caractérisée par une organisation sociale tribale et nomade, la J'farra a d'abord connu une longue période de marginalisation économique, avant de devenir, à partir de 1989, un espace de la contrebande. Toutefois, malgré l'expansion spectaculaire de ses activités informelles, il serait dangereusement réducteur de considérer la J'farra comme étant simplement une aire de tolérance établie par les autorités, ou une zone d'exemption économique ou d'exception juridique, car elle est aussi un territoire où s'articulent des revendications émanant des groupes tribaux locaux, des formes de subversion de la frontière et des activités informelles extrêmement variées, et donc où interfèrent représentations symboliques ancrées dans les valeurs du passé d'un côté, modes de faire et comportements inhérents à la mondialisation des échanges d'un autre côté. Cette frontière, qui était jadis infranchissable, a contribué à la déstructuration des territoires tribaux et au dépérissement des modes " traditionnels " de valorisation des ressources locales. Ces transformations ont été favorisées par les politiques de sédentarisation des anciens nomades, même si celles-ci, bien qu'ayant revêtu une ampleur assez grande et ayant mobilisé des moyens importants, ne sont réellement jamais parvenues à éradiquer les anciennes constructions territoriales et à dissoudre les identités qui leur étaient afférentes. Cette situation d'inachèvement a permis, lorsque les réseaux tribaux locaux ont réussi à créer une nouvelle réalité économique grâce aux activités informelles autour de la frontière, que s'engage un début de re-territorialisation inverse. Les réseaux sont animés principalement par une catégorie particulière, les aâmem. Ceux-ci constituent l'élite dominante qui est parvenue à instaurer une nouvelle forme de solidarité tribale, la nouveauté résidant en ce que cette solidarité ne se réfère plus exclusivement, désormais, aux fondements essentiels de l'ancienne configuration sociale tribale, que sont la propriété communautaire des parcours et la sécurité collective, mais qu'elle résulte de l'établissement d'un faisceau d'intérêts propres au groupe tribal, dont les plus importants sont en rapport avec le commerce informel, étant entendu que, d'une part, la participations de chacun des membres du groupe à cette forme de commerce revêt des niveaux inégaux, et que, d'autre part, cette participation demeure ouverte à l'ensemble des membres des lignages j'farris. Les aâmem se sont montrés capables d'inventer des formes alternatives d'encadrement qui se sont substituées à celles de l'Etat et sont parvenues à " faire territoire " jusqu'à faire ré-émerger, au moins dans une certaine mesure, des frontières qui s'inscrivent à la fois concrètement dans l'espace et idéellement dans les représentations. Toutefois, ce territoire qui a émergé dans la J'farra n'est pas homogène et le processus dont il résulte s'est accompagné d'une série d'affrontements. Par ailleurs, le réseau j'farri constitue un système d'action et d'autorité et, en cela, il est caractérisé par une hiérarchie et une inégalité entre ses membres, ce qui génère là encore des clivages entre ceux-ci. Comme l'inégalité en son sein est contraire au code des valeurs tribales, et dénoncée par lui, les modes de régulation interne s'efforcent d'atténuer les oppositions. La prospérité et la pérennité du réseau dépendent de l'unité des ses membres et de son territoire, ainsi que de la persistance du phénomène de la frontière, devenue une ressource grâce à sa subversion. L'activité du réseau informel transnational j'farri fonctionne moins en opposition au territoire étatique que contre l'institution étatique elle-même, à laquelle il essaie d'échapper. La transgression de la frontière, la banalisation de son franchissement par les descendants des anciens nomades, la réactivation des anciennes solidarités tribales au sein de réseaux commerciaux informels transfrontaliers et l'intégration au marché globalisé, ouvrent la voie à la réinvention, selon de nouvelles pratiques, de l'ancienne " conception de vivre " de la population de la J'farra et de son territoire.
Identifer | oai:union.ndltd.org:CCSD/oai:tel.archives-ouvertes.fr:tel-00662518 |
Date | 21 December 2011 |
Creators | Tabib, Rafaâ |
Publisher | Université François Rabelais - Tours |
Source Sets | CCSD theses-EN-ligne, France |
Language | fra |
Detected Language | French |
Type | PhD thesis |
Page generated in 0.0024 seconds