Ce travail de thèse d'histoire est voué aux études urbaines: on y retrouvera donc sans surprise les influences des travaux menés sur le phénomène urbain par les géographes, les sociologues ou les ethnologues. Entrepris avec l'idée de placer l'espace au centre de l'analyse, il se propose de faire parler de la ville par les individus et les groupes qui l'habitent. L'espace urbain n'y est donc pas prétexte à une analyse centrée sur les groupes sociaux ou les forces économiques, mais le sujet même du travail. Cette perspective se développe sur trois axes. LE MILIEU Tout d'abord une exploration rétrospective des espaces et des lieux de Lyon dans leurs usages et significations pour ceux qui habitaient ou visitaient la ville au XIX° siècle. Les usages: il ne s'agit pas dans cette perspective de travail de savoir combien de Lyonnais allaient prier à Notre Dame de Fourvière ou se promenaient le long du fleuve. Notre emploi du mot "usage" va plus dans le sens d'une utilisation des lieux et des espaces en tant que chemins, limites et points de repères. Il s'agit de retrouver une manière de connaître et de maîtriser la ville à travers les circuits de déplacement. Les récits de promenade, inclus dans les romans, les souvenirs ou les descriptions permettent de se livrer à une étude rétrospective des moyens employés pour se repérer dans la ville. Selon le statut social de l'auteur se lit une plus ou moins grande facilité à penser l'espace en termes de réseau, de plan d'ensemble, condition nécessaire pour une évolution souple et indifférenciée qu'on se situe en milieu connu ou inconnu. On remarque aussi des différences dans la nature des points de repère: Si Fourvière est un repère universellement répandu, à partir duquel on peut "tirer un cap", le repérage sur les cours d'eau semble nécessiter cette maîtrise de la géométrie, de l'espace en deux dimensions des plans où la notion de réseau l'emporte sur celle de trajet. La ville n'est pas accessible à tous de la même façon dés son abord matériel: le simple fait de s'y déplacer facilement nécessite un apprentissage, et même une instruction. Quant aux frontières intérieures qui la traversent et marquent des différences géographiques ("de l'autre côté de l'eau") mais surtout sociales (entre quartier chic des Brotteaux et quartier populeux de La Guillotière), elles doivent aussi être apprises pour éviter des transgressions toujours hasardeuses. Mais l'usage des lieux et des espaces c'est aussi leur utilisation comme symboles, comme signes. Monuments et quartiers sont réinvestis de significations que le recours aux sources imprimées permet de retrouver tant dans leurs manifestations que dans leurs motivations. Le sens social des lieux n'est pas entièrement contenu dans leur fonction, ni dans leur aspect matériel. A des titres divers, des lieux comme la Place Bellecour, l'Hôtel de Ville, Saint Martin d'Ainay, Saint Nizier ou la cathédrale Saint Jean sont mis en avant dans les guides touristiques ou dans les nombreuses descriptions de villes. Notre Dame de Fourvière est un de ces lieux clés chargé de livrer au visiteur la vérité de la ville. Tout y concourt: la basilique est à la fois un point de vue sur la ville et de grâce divine. L' observatoire panoramique, placé à la base de son clocher ou au sommet d'une de ses tours, est ainsi le lieu d'une révélation tant matérielle que spirituelle. Les auteurs qui la décrivent solidement ancrée dans les ruines du forum de Trajan, sur une colline baignée du sang des martyrs chrétiens, l'érigent ainsi en point clé de la suture avec le passé où s'opère la rencontre avec le glorieux temps des martyrs. L'évêché et les laïcs lyonnais, et notamment sous l'épiscopat du cardinal Bonald, surent utiliser toutes ces possibilités pour promouvoir le culte marial et la chapelle de Fourvière dans un siècle qui est marqué par le renouveau de la dévotion à la Vierge. Les quartiers et les espaces sont eux aussi mis en scène dans des processus semblables où leur signification sociale, idéelle, l'emporte sur leur simple configuration matérielle. Faute de place nous ne ferons qu'évoquer quelques antagonismes célèbres comme ceux des couples Ainay/Les Brotteaux, Fourvière/La Croix-Rousse, Rhône/Saône. Le second de ces couples a été plus particulièrement décomposé ici pour montrer l'ampleur du travail social qui donne leur sens à ces lieux célèbres, montagne mystique et montagne du travail. L'histoire de ces antagonismes, comme celle du sens social qu'ont pu revêtir les différents quartiers de Lyon, ses monuments ou ses rues, permet de mieux comprendre le poids passé et présent de certains points de cette ville. L'histoire des lieux n'est pas seulement celle de leur construction ou de leur fonction, et l'examen des significations sociales qu'ils ont pu revêtir fait du plus banal d'entre eux un véritable "lieu de mémoire". LE TERRAIN L'espace d'une ville n'est pas uniquement le terrain où cheminent ses habitants et ses visiteurs, et qu'ils remplissent de sens dans leurs discours. C'est aussi, pour des institutions diverses, l'enjeu d'un pouvoir. A travers les modes de gestion de cet espace se lisent l'importance financière, économique et politique de Lyon pour tous les gouvernements qui se succèdent au delà du va-et-vient des régimes. Tous sont aux prises avec ce problème que constitue Lyon, immense agglomération d'individus, de capitaux et de produits, et vont s'efforcer de contrôler cette force par des procédés différents mais tous marqués par la peur d'un mouvement centrifuge de cet organe vital du pays. Le poids de l'épisode de la sécession de 1793 (renforcé par les épisodes de 1817, 1831, 1834, 1849, 1870) est ici déterminant dans l'ancrage d'habitudes de méfiance, tant du côté gouvernemental que du côté local, qui pèsent peut-être encore lourdement sur les rapports Paris-Lyon de notre époque. Cette approche gestionnaire de l'espace lyonnais nous montre aussi des forces de police qui ont du mal à imaginer puis à établir un quadrillage rationnel de la ville, ou une Eglise catholique qui par contre est toujours la première à intervenir sur les nouvelles agglomérations de population ouvrière, dans La Croix-Rousse des années 40 ou sur la rive gauche du Rhône dans les années 60-70. Après des études sur les manières de concevoir la ville et l'espace urbain au XIX° siècle (concepts de centralité, de réseau, de circulation), ce travail dispose des sources nécessaires pour suivre les adaptations locales de ces conceptions, dans la gestion de cet espace, tant par l'étude des découpages administratifs que des raisonnements qui président aux grands projets d'aménagement urbain. L'espace est une des dimensions physiques incontournables de la vie humaine, et la manière dont les institutions le conçoivent et le manipulent est révélatrice de leurs conceptions globales du monde. Lyon est ici le cas d'étude d'une quête plus large sur l'appréhension de l'espace urbain, dont les modalités se modifient au XIX°. LE TERRITOIRE J'insisterai plus sur le troisième axe de ce travail, celui qui consiste en une approche "identitaire" de l'espace lyonnais. C'est grâce au croisement de toutes les sources que peuvent se lire les différentes figures qu'ont pris (et parfois gardé) l'"âme lyonnaise" ou le "caractère lyonnais". Si on les décline de manière légèrement différente selon qu'on s'appelle Paul SAUZET président de la chambre des députés sous Louis-Philippe, Edouard AYNARD catholique libéral, Justin GODART ou Edouard HERRIOT républicains radicaux, on en admet partout l'existence et la spécificité. Dans une lignée intellectuelle qui unit Hippocrate, Montesquieu et Hippolyte Taine, l'homme est vu comme étroitement soumis à des déterminismes dont les plus forts sont ceux de l'espace et du climat. La logique des "tempéraments", des "caractères" et des "constitutions" l'emporte lorsqu'il s'agit d'expliquer des faits sociaux, d'analyser des situations complexes. Différences sociales et culturelles sont alors figées en des stéréotypes d'une efficacité redoutable. Dans un XIX° siècle où s'affirment l'unité biologique de l'espèce humaine, l'unité politique de la France et des Français, où se crée un marché économique national, où la société d'ordres établis cède définitivement la place à une société de classes en mouvement, un mouvement de définition d'identités spécifiques se met en place à plusieurs échelles, en particulier à celle des nations. Il se développe aussi au sein du pays, en opposition à un Paris omniprésent, dans le cadre des entités qu'ont été les provinces (l'"invention" du Breton, notamment dans les romans d'Emile SOUVESTRE reste un morceau d'anthologie littéraire du XIX° ) où que sont devenues les départements. Si l'on en juge par le cas de Lyon, les villes semblent elles aussi très riches en la matière. Un monde littéraire actif, une histoire marquée de particularisme, un mouvement décentralisateur vivace assis sur une culture ancienne de l'indépendance politique , une ville qui s'accroît de nouveaux habitants et de nouveaux territoires, une inquiétude certaine des élites urbaines face à des troubles sociaux importants, une remise en cause des suprématies économiques (Lyon cesse d'être le haut lieu du négoce français au détriment de Marseille, la soierie est concurrencée de plus en plus vivement), telles sont les causes qui sont au coeur de l'histoire de la définition d'un territoire lyonnais. La tentative humaine d'adoucir, de saisir, d'expliquer la complexité d'un réel sans cesse en mouvement aboutit à la production d'un discours qui fige la ville dans un reflet rassurant et l'érige en espace hermétique et impénétrable à l'autre. Foi, amour du travail et de l'ordre sont les vertus dominantes de la belle âme lyonnaise dans ce discours qui est par intérêt, facilité, désespoir, obligation ou intelligence, accepté par l'écrasante majorité de ceux qui parlent de Lyon, qu'ils fassent partie ou non des cercles producteurs de ce discours, qu'ils soient liés ou non à la ville. Travail social de tous les instants pour affirmer la spécificité, la construction de l'image de Lyon s'est nourrie de tout: des événements (querelles littéraires avec Paris, oppositions politiques à la capitale), des formules d'auteurs (les fameuses deux collines de MICHELET) et des traditions populaires (Guignol) en les vidant de ce qu'ils pouvaient avoir de socialement corrosif ou encore des faits climatiques (le brouillard, utilisé par tous comme un symbole, voire une cause, de l'opacité du caractère local). Le résultat: une "âme", une essence posée comme éternelle, une image qui prétend être portrait et qui est devenue une norme de conduite. Les traits de cette âme, les lieux dans la ville où elle s'incarne, les mécanismes de sa formation et de sa diffusion, ses fondements et ses fonctions, voilà le point peut-être le plus actuel de ce travail qui veut aller à la rencontre de l'identité lyonnaise. Sans la considérer ni comme un pur reflet de la réalité, ni comme un trucage de celle-ci à l'usage de quelques uns, mais comme un fait de culture et de société, une réponse à des demandes et à des anxiétés.
Identifer | oai:union.ndltd.org:CCSD/oai:tel.archives-ouvertes.fr:tel-00008880 |
Date | 10 February 1992 |
Creators | SAUNIER, pierre yves |
Publisher | Université Lumière - Lyon II |
Source Sets | CCSD theses-EN-ligne, France |
Language | French |
Detected Language | French |
Type | PhD thesis |
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