Cette thèse vise à déterminer la « genèse de la philosophie politique de Gilles Deleuze ». Durant les années soixante, Deleuze publie une série d'ouvrages et d'articles, sur des auteurs aussi divers que Lucrèce, Nietzsche, Kant, Proust, Bergson, Sacher-Masoch, Spinoza entre autres. Avec Différence et répétition d'abord (en 1968), Logique du sens ensuite (en 1969), il élabore sa philosophie propre, sur un registre « métaphysique ». C'est seulement en 1972 qu'il rédige avec Félix Guattari, selon ses propres termes, un « livre de philosophie politique » : L'anti-dipe. La question à laquelle répond ce travail est la suivante : comment Gilles Deleuze en est-il venu à la philosophie politique, comment y est-il « passé » ?
La thèse posée à cette fin est que le « passage à la politique » se comprend si on lit les textes qui précèdent L'anti-dipe comme autant de problématisations de la philosophie, c'est-à-dire de mises en question, par Deleuze, de sa propre pratique. Depuis Nietzsche et la philosophie jusqu'à Logique du sens, en passant, entre autres, par Proust et les signes et Différence et répétition on constate la récurrence d'une expression : celle d'« image de la pensée ». Plus exactement, Deleuze oppose l'« image dogmatique de la pensée », d'une part, et la « nouvelle image de la pensée » ou la « pensée sans images », d'autre part. Plus tard, Deleuze pourra même dire que c'était là le véritable objet de sa recherche durant toutes ces années.
En trois moments, qui correspondent aux trois parties de mon travail, j'ai tenté de montrer que la définition de la philosophie donnée par Deleuze était l'expression d'un problème. Ce problème, c'est celui des illusions qui asservissent la pensée.
La première partie de ma thèse analyse le système conceptuel vitaliste élaboré par Deleuze dans Nietzsche et la philosophie, qui s'articule autour du concept d'affirmation. Le vitalisme requiert une critique des pensées du négatif. Il implique une démystification qui marque ce moment où la pensée se libère de ses présupposés et se met en position de comprendre la multiplicité et le devenir des modes d'existence, comme autant d'affirmations de la vie. Penser en termes d'affirmation, c'est chercher à comprendre un phénomène donné selon le mode d'existence qui s'élabore à travers lui, selon la vie qui s'y construit, la logique qui le soutient. Ainsi par exemple, le ressentiment n'est pas une réaction contre la vie, une négation de la vie, une haine portée contre l'existence. À bien lire Nietzsche et la lecture qu'en donne Deleuze le ressentiment est lui-même un mode d'existence. Autrement dit, il est lui-même une manière d'affirmer la vie, bien que cette affirmation passe par la souffrance et y trouve ses puissances propres.
Le point central de cette analyse est le suivant : une pensée est affirmative lorsqu'elle comprend la logique affirmative qui soutient un phénomène, y compris ces phénomènes que sont les pensées du négatif. Autrement dit, le vitalisme ne peut se satisfaire du geste critique par lequel il délégitime les illusions du négatif ; il lui faut encore les comprendre depuis le mode d'existence qu'elles impliquent, c'est-à-dire depuis la vie qui s'y construit ; il lui faut encore comprendre les pensées du négatif comme des modes d'affirmation de l'existence.
La conséquence de ce vitalisme radical est que la notion d'illusion devient caduque. Les pensées du négatif ne trompent ni ne se trompent ; elles ne sont pas pleines d'illusions sur la vie. Pour le vitalisme, la vie n'est pas le réel en fonction duquel les discours devraient être jugés, selon leur degré d'adéquation ou de représentation à l'égard des puissances vitales. La vie n'est rien d'autre que le processus de constitution d'une existence. La question à poser, ce n'est pas de savoir si les pensées du négatif représentent bien la vie, ou si elles s'illusionnent sur elles. C'est de comprendre par quel type de vie ces pensées du négatif sont portées. Dès lors, la notion d'illusion doit être redéfinie et la dimension « critique » du vitalisme prendre un tout autre sens.
En quoi consiste la démystification constitutive du vitalisme critique ? Comment comprendre la notion d'« illusion » dans ce cadre ? La deuxième partie de ma thèse tente de répondre à ces questions, par une analyse de la lecture deleuzienne de Kant. Deleuze n'a jamais cessé de renvoyer la question critique et la notion d'illusion à l'entreprise kantienne. Chez Kant, la raison humaine est tourmentée par des illusions qui ne la trompent pas. Ainsi, contrairement à son acception habituelle, le concept kantien d'illusion se distingue du concept d'erreur. On comprend qu'un tel concept intéresse un vitalisme radical comme celui de Deleuze. Car il ouvre à une conception non-représentative de l'illusion.
Mais alors, qu'est-ce qu'une illusion, si elle n'est pas une mauvaise représentation du réel ? Une illusion est ce qui tourmente de la raison, quand elle n'a pas de critère permettant de satisfaire ses prétentions de connaître le réel tel qu'il est en soi. La chose en soi ne peut pas être connue. À cet égard, nos illusions ne consistent pas à nous présenter de fausses représentations de la chose en soi, mais seulement des représentations dont nous ne pouvons pas dire si elles sont vraies ou fausses. C'est pourquoi nos illusions ne nous trompent pas ; elles nous tourmentent, parce qu'elles relèvent d'une prétention que nous ne pouvons pas satisfaire, à savoir connaître la chose en soi. Une telle prétention est le propre de la métaphysique. La métaphysique, selon Kant, est un vaste champ de batailles, sur lequel les combattants s'épuisent à connaître l'inconnaissable. La critique kantienne porte sur la métaphysique. Elle ne vise pas à contredire les diverses tentatives de connaître la chose en soi pour en proposer une nouvelle. Elle vise à montrer l'illégitimité de ce type de connaissance.
À cette dimension négative de la critique, il faut y joindre une dimension positive. Sa mise en lumière conduit Deleuze à trouver chez Kant un criticisme vitaliste. Pour Kant, la critique ne consiste pas seulement à établir les limites de notre connaissance et à dénoncer l'illégitimité des prétentions de la raison. Elle consiste aussi et surtout à discipliner la raison humaine, c'est-à-dire à la rendre capable dans la pratique de distinguer le légitime de l'illégitime. À cette fin, une simple détermination théorique des limites de la raison ne suffit pas : car la métaphysique n'est pas une erreur passée que la critique pourrait invalider une fois pour toutes, mais une tendance actuelle de la raison humaine ; une tendance qui la menace toujours. Dès lors pour Kant, il s'agit de comprendre les motifs de cette tendance à l'illusion, pour mieux empêcher la raison d'y succomber. Les illusions ne tombent pas de nulle part. On peut dire qu'elles proviennent d'un usage illégitime des facultés qui composent la raison humaine. Mais c'est seulement déplacer le problème : l'usage illégitime lui-même doit alors être expliqué ; lui non plus, il ne tombe pas de nulle part. La réponse à ce problème nous porte au cur de l'interprétation deleuzienne de Kant.
Selon Deleuze, si un usage illégitime de la raison humaine est possible, c'est parce que l'usage légitime n'est pas donné, assuré en fait. Rien n'assure que nous usions correctement de notre raison, que ce soit dans le domaine de la connaissance ou dans celui de la morale. C'est pourquoi Kant porte le problème au niveau du droit. Le droit n'est pas le fait de la raison humaine, mais ce qu'elle doit faire pour atteindre la connaissance et la morale. Le manque d'assurance de la raison, au niveau du fait, est constitutif de l'exigence qui lui est formulée, au niveau du droit.
Cependant, la distinction entre le droit et le fait ne permet pas seulement de penser un usage illégitime de la raison. Selon Deleuze, elle permet à Kant de penser la fragilité de notre raison, son effondrement possible. En effet, la raison n'est jamais assurée de sa simple mise en exercice, de sa réalisation, en fait. Elle ne l'est qu'en droit.
Pour Deleuze, la célèbre « doctrine kantienne des facultés », qui insiste sur leur hétérogénéité ou leur différence de nature, prend en compte ce danger qui menace toute pensée : l'unité de la raison n'est pas donnée en fait, la raison humaine peut très bien s'effondrer. Ses facultés risquent non seulement de mal s'accorder (c'est-à-dire de s'accorder de manière illégitime), et de produire en conséquence un délire métaphysique. Mais surtout, les facultés risquent de ne pas s'accorder du tout, et la raison de s'effondrer. La solution kantienne à ce problème est pratique et repose sur le devoir-être moral. L'unité de la raison n'est sauvée que sur le plan du doit, c'est-à-dire devoir-être. La raison n'est pas assurée de son unité, de son usage. Plus exactement, rien n'assure qu'elle le soit en fait, et c'est pourquoi elle doit le faire, au sens fort du mot « devoir » - selon Deleuze, Kant « sauve » ainsi le monde de la représentation et l'unité de la raison.
Kant permet à Deleuze de déterminer la véritable menace qui donne à la philosophie sa légitimité : la menace d'un effondrement de la pensée. Nous comprenons mieux alors le sens critique du vitalisme. Il s'agit moins de s'émanciper des illusions du négatif pour rejoindre la vie et la croquer à pleines dents, que de répondre à la menace d'un effondrement de la pensée et de la vie, menace que les « illusions » tentaient déjà de conjurer et d'éviter. Mais Deleuze refuse la solution kantienne du devoir-être. Car Kant lui-même le savait la solution morale ne fait que sauver la raison humaine de l'effondrement en la rapportant au domaine du droit. Mais elle ne permet pas de l'affronter ici et maintenant, en fait.
Or, tel est bien le problème pour Deleuze. C'est pourquoi il ne se satisfait pas du concept d'illusion. Celui-ci n'avait de sens qu'à supposer une réalité des usages de la raison réalité en droit par rapport à laquelle les usages illégitimes de la raison les usages de fait pouvaient apparaître comme producteurs d'illusions. À refuser la solution morale, Deleuze est contraint de délaisser le concept d'illusion et l'opposition illusion/réel pour penser l'effondrement de la raison dans toute son actualité : on ne sait pas encore ce qu'est la raison avant qu'elle ne soit effectuée, on ne le sait même pas en droit ; on ne sait pas encore ce que signifie penser, puisque penser n'est ni donné, ni à faire. Tel est le sens du nouveau partage, entre image dogmatique de la pensée et pensée sans image : l'image dogmatique désigne les différentes manières d'éviter et de conjurer le danger d'effondrement de la pensée. La pensée sans image ouvre à une compréhension du rapport actuel de la pensée à son propre effondrement, à sa propre dissolution.
La radicalité du vitalisme destitue le monde de la représentation et le critère transcendant d'un réel auquel se conformer, ou d'un principe fondateur, et ce au profit d'une compréhension de la multiplicité et du devenir des modes d'existence. Le vitalisme ne conduit pas la philosophie à plonger dans le grand Tout infini de la Vie, pour la contempler d'un sourire béat et exalter ses puissances créatrices. Qu'il n'y ait plus de critère transcendant signifie d'abord que la pensée n'est pas donnée, que penser n'est pas assuré, que la vie psychique peut s'effondrer ici et maintenant. Telle est la conséquence d'un critère devenu immanent : il ne s'agit plus de départager la bonne et la mauvaise pensée, ni même la pensée plus puissante et la pensée moins puissante ce qui n'est qu'une manière de reconduire un partage moral. À partir du moment où le danger est l'effondrement actuel de la vie et de la pensée, la seule chose qui compte, c'est de parvenir, pour le dire avec Deleuze, à « penser tout court quelque chose ». Alors, Deleuze ouvre la philosophie à la compréhension sinon à l'effectuation de la multiplicité des modes de penser des pensées dans les savoirs, dans les pratiques, les plus diverses soient-elles. Tel est le problème majeur auquel Deleuze se consacre dans les années soixante : comment arriver à penser quelque chose, comment faire de la philosophie ? Son génie fut de faire de ce problème un objet de pensée, c'est-à-dire un moyen par lequel, précisément, penser devient possible. Ainsi, Deleuze fait du problème de la philosophie le motif même de sa philosophie.
Sur ce sujet, Deleuze doit beaucoup à la psychanalyse freudienne; mais non moins que ce qu'il en refuse. L'étude de la lecture deleuzienne de Freud fait l'objet de ma troisième partie. Freud est confronté, dans sa pratique thérapeutique et dans la seconde métapsychologie, à ce même problème d'effondrement de la vie psychique (témoins, chez Freud, les problèmes de transfert et de contre-transfert qui risquent de réduire la cure à néant, les phénomènes de compulsions de répétition et ce que Freud appelle les affections narcissiques, c'est-à-dire, pour le dire vite, les psychoses). La discussion serrée, toujours critique, menée par Deleuze avec la psychanalyse, lui permet d'approfondir le problème de la pensée ici et maintenant, sur un plan qui n'est pas moral, mais thérapeutique ou clinique. La problématisation thérapeutique de la vie psychique, c'est-à-dire, au fond, la position de ce problème sur un plan relationnel, et donc collectif : voilà ce qui amènera Deleuze à la politique. On comprend mieux alors pourquoi la servitude et la liberté, thèmes classiques de la philosophie politique, sont pour Deleuze affaire d'affectivité et de vie pulsionnelle. On comprend aussi les motifs de la rencontre avec Guattari Guattari, si soucieux d'une approche thérapeutique détachée de toute morale, de tout devoir-être, et fondée sur une pensée de l'institution comme enchevêtrement de relations sociales comprises sur un mode affectif. On comprend enfin que, pour les auteurs de L'anti-dipe, l'important, avant tout, est qu'il « se passe quelque chose », malgré toute la rigueur des coordonnées dans lesquelles nous pensons et la dureté des partages qui segmentent nos vies.
En somme, il s'est agit de montrer la fécondité d'une approche génétique: une approche interrogeant les modalités d'engendrement de la philosophie politique deleuzienne. La méthode de lecture choisie consistait à demander non seulement comment Deleuze effectue son passage à la politique, mais aussi comment il en vient à étudier tel ou tel thème, à aborder tel ou tel auteur, à produire tel ou tel concept. Cette perspective génétique convient particulièrement à la philosophie de Deleuze, puisqu'elle permet de mettre en évidence le problème qui l'anime : comment engendrer « penser » dans la pensée, comment parvenir à penser tout court quelque chose.
Identifer | oai:union.ndltd.org:BICfB/oai:ETDULg:ULgetd-05042010-141833 |
Date | 24 February 2010 |
Creators | Janvier, Antoine |
Contributors | Delruelle, Edouard, Caeymaex, Florence, Goddard, Jean-Christophe, Sibertin-Blanc, Guillaume, Van Eynde, Laurent |
Publisher | Universite de Liege |
Source Sets | Bibliothèque interuniversitaire de la Communauté française de Belgique |
Detected Language | French |
Type | text |
Format | application/pdf |
Source | http://bictel.ulg.ac.be/ETD-db/collection/available/ULgetd-05042010-141833/ |
Rights | unrestricted, Je certifie avoir complété et signé le contrat BICTEL/e remis par le gestionnaire facultaire. |
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