Le premier cycle de la croisade engendre une écriture qui lance l’histoire de la communauté franque en Terre sainte et qui pose les fondements d’une culture par la mise en œuvre d’un système de valeurs et de croyances. Or ce sont les corps des différents personnages mêlés au pèlerinage et aux combats, objets de toutes les attentions dans la chanson de geste, qui portent ces valeurs. Il s’ensuit que les représentations très orchestrées des acteurs de la croisade relèvent d’une mise en scène élaborée. Le corps apparaît comme un analyseur efficace. Et considérer les corps des différents protagonistes, leur apparence (aspect physique, armes et vêtements), leur mode d’expression (voix, postures, gestes et actions), leurs besoins et appétits (alimentaires et sexuels), leur destinée enfin (blessures, souffrances, mort et funérailles), offre l’opportunité de rencontrer de plein fouet cette idéologie en mouvement. L’analyse du vocabulaire anatomique et de ses emplois révèle les tensions qui parcourent des œuvres où les normes imposées au corps (convenances, mesure, action efficace, ascèse, sobriété) excitent à la transgression et se heurtent à certains dérèglements parmi lesquels se trouvent des déviances (monstruosités physiques, écarts sexuels et anthropophagie) et des outrances (gesticulations, plaintes excessives et luxe). Une fois ces tensions appréhendées, il devient possible de préciser comment, œuvre après œuvre, la figuration des personnages organise une discrimination des populations en fonction de leurs attitudes par rapport aux normes. La différenciation s’avère complexe parce qu’elle subit des modulations à mesure que le cycle avance et parce qu’elle sort parfois de l’opposition binaire et manichéenne entre chevaliers croisés et Sarrasins. Le regard porté sur le corps des Tafurs, une troupe de gueux en marge de la communauté franque, modifie et nuance l’antagonisme entre groupes ethniques et religieux que la chanson de geste traite habituellement, et ce faisant, amène à reconsidérer les enjeux idéologiques et génériques de chaque œuvre. Le corps des Tafurs qui tient la gageure de sembler tout à la fois proche et différent de celui des chevaliers crée un changement majeur : il conduit à penser les identités du croisé et du Sarrasin autrement. Les chansons d’Antioche, de Jérusalem et des Chétifs proposent en somme une réflexion d’ordre anthropologique sur les notions conjointes d’identité et d’altérité. Cette réflexion prend corps dans une écriture qui maîtrise et exalte les valeurs de la croisade, une poétique de l’excès régulé, et s’appuie sur des procédés caractéristiques d’autres genres, conduisant à envisager les œuvres comme des « formes limites » de la chanson de geste parce qu’elles tendent vers l’historiographie, l’hagiographie et le roman chevaleresque, dans une « tendance holistique » propre à la chanson de geste. / The first cycle of the crusade generates a writing which sets off the history of the Frankish community in the Holy Land and lays the foundations of a culture through the implementation of a system of values and beliefs. Thus these values are carried by the bodies of the diverse characters, associated to pilgrimage and battles, subject of much attention in the chanson de geste. As a consequence, the much orchestrated representations of the actors of the crusade are the result of an elaborated setting. The body appears as an efficient analyser. And considering the bodies of the various protagonists, their appearance (physical aspect, weapons and garments), their way of expression (voice, posture, gesture and action), their needs and appetites (food and sexual), at last, their destiny (wounds, suffering, death and funeral), offers the opportunity of a keen acquaintance with that ideology in movement. The analysis of the anatomical vocabulary and its use shows the tensions that reside in works where norms imposed to the body (proprieties, moderation, efficiency, asceticism, temperance) urge to transgression and collide with some dissoluteness, amongst which deviance (physical monstrousness, sexual deviation and cannibalism) and excess (gesticulation, excessive moaning and luxury). Those tensions apprehended, it becomes possible to specify how, work upon work, the representation of the characters sets a discrimination in populations on the basis of their behaviour towards norms. That differentiation turns out to be a complex one due to the modulations it sustains as the cycle moves forward and because it sometimes oversteps the binary and Manichean opposition between crusader knights and Saracens. The way the body of the Tafurs, a group of beggars living on the fringe of the Frankish community, is considered modifies and qualifies the antagonism between ethnic and religious groups usually dealt with by the chanson de geste and, thus, leads to a reconsideration of the ideological and generic stakes in each work. The body of the Tafurs, achieving the challenge of appearing as close as it seems different from that of the knights, creates a major change: it leads to think differently of the identities of crusaders and Saracens. All in all, the songs of Antioche, Jérusalem and the Chétifs offer an anthropological thought about the joint notions of identity and otherness. This thought takes shape thought a writing that masters and exalts the values of the crusade, poetics of regulated excess, and that relies on processes which are typical of other genres, leading to consider these works as “borderline forms” of the chanson de geste because they bend towards historiography, hagiography and chivalrous literature, in a “holistic trend” which is so peculiar to the chanson de geste.
Identifer | oai:union.ndltd.org:theses.fr/2010PA100148 |
Date | 27 November 2010 |
Creators | Janet, Magali |
Contributors | Paris 10, Croizy-Naquet, Catherine |
Source Sets | Dépôt national des thèses électroniques françaises |
Language | French |
Detected Language | French |
Type | Electronic Thesis or Dissertation, Text |
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