Qu’est-ce que la vie privée? Bien qu’il puisse sembler s’agir d’une question simple, les façons de concevoir et de définir la vie privée sont diffuses et nombreuses dans les sciences sociales et plus largement dans la société. Ce concept, celui de la vie privée, est d’autant plus important et complexe dans l’ère du numérique car il est maintenant relié aux phénomènes de la production massive d’information (c.-à-d., mégadonnées) et de la multiplication des technologies informatiques. Ces phénomènes marquent la transition de nos sociétés vers un nouveau paradigme de la technologie et de l’information dans lequel ces éléments subissent des changements qualitatifs et quantitatifs sans précédent.
Pour les sciences sociales et pour la criminologie, étudier des phénomènes sociaux comme la vie privée dans l’ère du numérique est un terrain relativement peu exploré qui présente certains défis permettant une réflexion théorique, épistémologique, ontologique et méthodologique. Le plus grand de ces défis est la place qu’on accorde aux non-humains et au contexte matériel à chacune des étapes de la démarche scientifique. L’impact et la présence des technologies dans toutes les sphères du quotidien fait en sorte qu’il est impossible de séparer le monde social du monde matériel. Cette perspective ne fait toutefois pas l’unanimité dans une communauté scientifique où la séparation entre nature et culture est encore canonique à bien des égards. Cela donne lieu à une autre tendance qu’ont les études de la vie privée, soit de tomber dans une instrumentalisation du monde matériel ou dans un discours qui positionne les objets comme étant une force déterminante du social.
Par la suite, la vie privée n’est pas seulement polysémique, elle rassemble une grande variété d’enjeux qui traversent les frontières de l’ensemble des sciences sociales. Comme il existe plusieurs enjeux qui peuvent être considérés importants, cela fait en sorte qu’il est difficile de produire une définition universelle qui soit utile pour tous.
Un troisième défi se rattache à la méthodologie qui est généralement utilisée pour étudier la vie privée. Indépendamment de la discipline, les études de la vie privée vont généralement se concentrer sur un nombre restreint d’enjeux (p. ex. la sécurité, la surveillance, l’information). Ceci fait en sorte que plusieurs portraits partiels de la vie privée sont produits et communiquent difficilement les uns avec les autres. Par exemple, la criminologie adopte généralement un discours dénonciateur des atteintes qui sont faites à la vie privée et accorde peu d’importance à des questions comme le transfert d’information ou la gestion de services pour la population d’une ville. Ces deux questions sont pourtant centrales à l’étude de la vie privée en communications et en sciences politiques. Cette tendance à fragmenter l’étude de phénomènes sociaux selon des sujets de plus en plus restreints a pour effet de produire des analyses qui évacuent une partie de la complexité associée à la multitude d’éléments sociotechniques, qui doivent être mobilisés dans l’articulation d’une vie privée.
Afin de tenter de répondre à ces problèmes, la démarche que nous mobilisons cherche à articuler ensemble la criminologie, la technologie et la vie privée dans une approche pluridisciplinaire et plus particulièrement en fonction d’une ontologie relationnelle. En effectuant cette articulation, nous cherchons un positionnement dans un courant des sciences sociales qui vise à élargir le nombre d’objets de recherche au sein des disciplines, tout en renouant avec la complexité et la multidisciplinarité au sein de leurs démarches. Pour ce faire, deux principes structurent l’ensemble de notre approche. Tout d’abord, il est question d’adopter ce que certains ont nommé le tournant matériel en sciences sociales. C’est-à-dire, prendre en compte la matérialité, la place des objets et les dispositifs technologiques dans la production du social. Ensuite, le second principe structurant de notre approche est celui du pragmatisme. Une approche pragmatique nous permet de délaisser l’épistémologie surplombante d’un chercheur qui tente de définir la vie privée selon des critères préétablis. Cela se fait au profit d’une posture restitutive qui rend aux acteurs le pouvoir d’expliquer leur réalité. En combinant ces principes, nous nous positionnons dans une ontologie que nous qualifions comme étant relationnelle et symétrique.
Pour réunir ces deux principes dans une démarche théorique et méthodologique cohérente, je mobilise des concepts de la théorie de l’acteur-réseau (en anglais, « Actor-Network Theory »; ANT) et de la sociologie de la traduction. L’ANT met en place un cadre théorique qui permet d’observer les humains et les non-humains de la même manière. La sociologie de la traduction prend la base conceptuelle de l’ANT et offre une méthode avec laquelle les acteurs humains et non-humains peuvent être observés lors du processus où ils s’assemblent, articulent et problématisent une réalité commune.
Afin d’accomplir ces objectifs et de démontrer les mérites théoriques, méthodologiques et pratiques de ma démarche, nous proposons une analyse en trois volets qui prend la forme de ce que nous nommons : visites guidées du numérique. Ces trois visites illustrent comment le processus de traduction se déroule lorsque nos observations sont effectuées du point de vue d’un guide dont le rapport au contexte matériel est différent (c.-à-d., un guide humain, un guide hybride et un guide non-humain). Dans la première visite guidée, nous observons l’acteur-réseau traduit par une firme d’experts-consultants (c.-à-d., des humains) dont la préoccupation est l’utilisation, la gestion et le transfert de l’information contenue dans les mégadonnées. Dans la deuxième visite guidée, nous suivons des sites web, et plus particulièrement les avis en matière de protection de la vie privée qui s’y trouvent. Cette deuxième visite nous transporte directement dans l’espace numérique, où les humains et les non-humains sont présents de façon proportionnelle. Finalement, notre troisième visite nous invite à suivre les associations qui se font à chacune des étapes du transfert d’un courriel, de l’envoi à la réception, et ce dans un espace où le rôle actif des humains est secondaire à celui des non-humains. Cette troisième visite a pour but d’illustrer comment un enjeu comme la vie privée, qui peut sembler être le résultat d’une construction humaine, est en fait aussi dépendant de l’assemblage et de la forme d’un contexte matériel.
Ces visites permettent d’observer et de conclure qu’il n’existe pas une seule vie privée, mais bien plusieurs. Ces vies privées sont le produit d’assemblages résultant du travail collectif et continuel d’actants à la fois humains et non-humains. En adoptant simultanément le tournant matériel et une posture pragmatique, nous proposons que la criminologie se positionne de sorte à observer des éléments du social sur lesquels son regard ne se porte pas de façon générale, tout en renouant avec la complexité. Finalement, ce regard qui est possible grâce à l’ANT permet de mieux rendre compte des interactions qui se produisent dans une société où nous sommes entrés dans une nouvelle ère technologique.
Identifer | oai:union.ndltd.org:uottawa.ca/oai:ruor.uottawa.ca:10393/38244 |
Date | 05 October 2018 |
Creators | Savoie, Patrick |
Contributors | Dufresne, Martin |
Publisher | Université d'Ottawa / University of Ottawa |
Source Sets | Université d’Ottawa |
Language | French |
Detected Language | French |
Type | Thesis |
Format | application/pdf |
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