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La vie quotidienne des communautés artificielles<br />Société de disponibilitéPène, Sophie 14 December 2005 (has links) (PDF)
Dossier soumis en vue de l'habilitation à diriger des recherches (71ème section)<br />Résumé de la recherche<br /><br />Sous la direction de Monsieur le Professeur Yves Jeanneret, Université Paris IV Sorbonne, GRIPIC, Celsa.<br /><br />La vie quotidienne des communautés artificielles Société de disponibilité<br />1. Bilan et perspectives<br /><br />Les écrits gris du travail<br />Mon domaine d'étude est l'anthropologie sociale des écritures contemporaines. Il concerne la description des pratiques sociales d'écriture, dans mon cas, en situation professionnelle. Je suis rattachée au réseau Langage et Travail, centre de recherche en gestion de l'Ecole Polytechnique. Dans le cadre de ma thèse puis de diverses enquêtes, j'ai participé au développement du champ de recherche sur les écrits gris du travail ordinaire (dossiers, notes, affichage) à partir desquels j'ai étudié les modes de coopération et d'organisation cognitive des individus et des équipes. Depuis 8 ans je me suis tournée vers la transposition de ces pratiques à des environnements Internet et Intranet. Mes études de terrain ont en commun de se pencher sur des modèles émergents de communication "en ligne" : nouveaux formats rédactionnels, nouveaux paradigmes de communication, incidence sur l'organisation du travail ou la représentation de la tâche. <br />La mise en valeur des " savoirs " des individus<br />Mes premières questions de recherche ont porté sur la relation entre individu et organisation. Empruntant ce paradigme traditionnel à la sociologie du travail et des organisations, les sciences de l'information et de la communication et les sciences du langage ont étudié les équilibres entre ces deux termes fort différents : comment l'individu s'insère-t-il dans l'organisation ? Comment s'en approprie-t-il les règles et les techniques ? Comment s'engage-t-il dans les épreuves de la relation à l'autre ? Depuis une quinzaine d'années l'écrit et l'écriture ont pris une part croissante dans ces agencements. Les formations discursives de la qualité, de la compétence, de la gestion des savoirs offrent un cadre à la fois contraignant et facilitant : l'expression des individus (leur analyse de leur pratique, leur évaluation du " faire " et de l' " être ") compose un métatravail redondant à l'activité productive. Une ambiance de consensus apparent a fait reculer les traditions agonistiques des relations hiérarchiques. Le discours managérial affirme désormais l'importance et la validité des paroles des salariés sur leur activité. Ces derniers sont des " capteurs de l'innovation ". Les nombreux dispositifs d'interrogation, de justification, d'évaluation développent une implication dans l'activité qui modifie le mode de présence, introduisant une forme de disponibilité à l'incertain, à l'incident, à autrui. Ces conditions sont amplifiées par le développement du travail à distance, occasionnel ou régulier, complémentaire ou essentiel.<br />Le silence des chercheurs<br />Depuis dix ans la thématique de " l'économie de la connaissance " a répandu l'idée que la vocation du travail était devenue épistémique : aucune production ne se conçoit désormais sans un appareil documentaire légitime ou improvisé. Face à l'apparition de " l'organisation apprenante ", la communauté des chercheurs s'intéressant au monde de travail a décrit ces " dispositifs de rationalisation cognitive " et en a dénoncé d'assez nombreux effets. Mais elle n'a entrepris ni la critique de ces discours, ni l'analyse des conditions concrètes de l'introduction de dispositifs de " recueil de savoirs ". A certains égards, cette invasion a immobilisé la réflexion critique : comment s'opposer à la mise en valeur des savoirs des individus, quand les chercheurs sont imprégnés de l'idée que toute écriture est à certains égards une écriture de soi ? La façon dont est connotée la notion d'individu est au cœur du problème : personne, agent, fonction, voire " individu technique ", désignant aussi bien l'être machine que l'être humain (Simondon, 1989) ? Certains courants de recherche ou de didactique ont facilité la diffusion d'une compréhension de l'écriture comme " technologie de l'esprit ", en développant les études de la stéréotypie autant que celles de l'énonciation. Mes enquêtes anciennes montrent un moment de " basculement " entre deux âges de l'écriture de travail. Les débuts d'un écrit qui vaut presque davantage par son efficacité pour l'analyse de la pratique que pour sa valeur de communication donnent lieu à des conflits d'autorité et des débats sur l'écriture de travail, ses idéaux, ses finalités, des techniques. Les écrits offrent un bain sémiotique et permettent par imprégnation l'adoption d'un capital cognitif. Cela, autant au sein des murs de l'entreprise que dans la ville ou désormais depuis la position de client. <br />Responsabilité scientifique et sociale des SIC<br />La relation entre savoir, économie et travail semble aller de soi mais elle repose sur un impensé de la technique et sur l'acceptation d'axiomes étrangers au champ des sciences de l'information et de la communication. La valeur économique de la langue n'a guère été analysée, en réalité. Or la " sémiotisation " du travail donne aux SIC une place importante : des sciences du document aux analyses de l'interaction, en passant par les analyses de discours, les questions de conception d'interface ou d'industrialisation des communications, les SIC couvrent un domaine vaste, et lient des compétences diverses et complémentaires. Cela leur fait courir certains risques, comme celui de passer d'une position critique à une position d'étayage ou d'intervention. Considérant, à la suite d'Yves Jeanneret, qu'une responsabilité scientifique et sociale accrue concerne désormais ce champ, je me suis engagée dans l'étude des " trivialités ", en m'intéressant particulièrement aux communautés de travail.<br /><br />2 Recherche actuelle<br /><br />Communautés artificielles<br />M'attachant aux communautés numériques, j'ai entrepris la description des dispositifs de mobilisation, de production et d'exploitation des énoncés. J'ai cherché quels " convertisseurs " synchronisent, rassemblent et ajustent les coopérations, en langage, de l'activité à distance. J'ai résolument évité de trier entre communautés vertueuses et communautés frelatées, communautés solidaires et communautés mercenaires. Installant la communauté comme l'unité productive exemplaire de l'économie de la connaissance, j'ai utilisé la notion de dispositif, telle que Foucault l'a proposée. J'ai ainsi cherché à montrer quels savoirs étaient mis en visibilité sur les plates-formes de travail à distance, quelles lignes de pouvoirs ces répartitions de savoirs traçaient, quelles nouvelles formes de subjectivité se dégageaient des postures ainsi requises. En analysant les dialogues écrits, j'ai pu suivre l'insertion de ces plates-formes dans des univers professionnels. Le travail en communauté pénètre des formes sociales déjà en place, des traditions, des vies d'équipe, des mémoires de luttes. Mais différentes caractéristiques le rendent absolument nouveau. C'est une image qui administre la vie des réseaux, celle de l'écran, introduisant une articulation entre le monde temporel des bureaux et le monde virtuel, habité par la phusis des réseaux humains et techniques. <br />Société de disponibilité<br />La première hypothèse est qu'une société de disponibilité s'installe sur les acquis de la société de contrôle décrite par Deleuze (1989). La disponibilité, facilitée et scénarisée par l'image de l'écran, oblige à agencer des cours d'affaires extrêmement différents les uns des autres, par de subtils emboîtement temporels qui maintiennent l'attention à autrui, quels que soient les engagements concurrents.<br />A la disponibilité humaine dont témoignent les protagonistes des communautés répondent l'accessibilité des informations, et leur " interopérabilité ". J'ai entrepris ensuite d'analyser le faire parler et le faire écrire informatisé et synchronisé du monde du travail comme une suite de la " troisième grammatisation " esquissée par Auroux (1996). Cette " grammatisation " des énoncés du travail stimule une conscience linguistique entraînée à la découpe, à la relecture, à la reformulation, au caviardage. Comme la conscience auditive s'est transformée avec les enregistrements permettant le retour, l'écoute attentive d'une mesure, la conscience linguistique ordinaire s'approprie des techniques du texte. Celles-ci sont amplifiées par des " prothèses " techniques (Stiegler, 2003). Le document numérique, labile, fragmenté, génère une " trivialité " (Jeanneret, 1996) fondée à la fois sur des agrégats hypertextextualisés et sur des grains, que l'on peut extraire, déplacer, recontextualiser. Ces ensembles constituent de nouveaux énonçables (Deleuze, 1986). Chaque âge trouve les moyens langagiers de nommer des " savoirs " que de nouvelles techniques ou de nouvelles préoccupations collectives mettent au premier plan. L'intelligence collective, les savoirs tacites, les liens entre ressentir et concevoir, sont l'objet de nouvelles prétentions à l'expression. La grammatisation des savoirs correspond à une industrialisation singulière, qui cherche à capter davantage l'originalité que la répétition. Différents dispositifs nous éduquent à ces verbalisations ordonnées, réveillant des techniques de soi avec des finalités bien différentes de celles que le stoïcisme, l'épicurisme ou les Pères de l'Eglise avait répandues. De la recherche de maîtrise des passions " du dedans " nous sommes passés à la maîtrise de l'incertitude (passions du dehors), par l'exposé et la concertation.<br />Monde du travail et gestion des mondes privés<br />La généralisation de ces techniques de verbalisation, soutenant la politique de " troisième " grammatisation, s'étend à la gestion des mondes privés. On constate que les plates-formes de rencontre ou les émissions de la téléréalité sont des dispositifs conjoints, qui entraînent le grand nombre à des techniques de description et de jugement, dont la matière est soumise à l'épreuve des pairs. Ces techniques correspondent à des besoins sociaux et productifs ; chacun doit être entraîné à construire en quelques minutes des principes de jugement et d'action fondés sur une " confiance " en autrui. A distance, dans une grande mobilité, le plus souvent sans voir et sans connaître, il faut juger : pourra-t-on travailler avec celui-ci ? Ses savoirs ont-il de la valeur ? Dit-il vrai ? Sera-t-il là encore dans quelques jours si nous entreprenons un projet commun ? Les plates-formes de rencontre répandent une morale et des normes de jugement, des habitudes de commentaires et d'évaluation d'autrui, corollaires des modes de travail de ce nouvel âge industriel.<br />L'étude rejoint ainsi le débat soutenu depuis plusieurs années sur la trivialité. Les carrefours auxquels se place Yves Jeanneret trouvent ici une texture extrêmement concrète : les plates-formes coopératives se révèlent des usines à trivialiser, au sens où elles offrent les moyens de débattre, de reformuler, de mettre en circulation des discours. Tout l'enjeu porte sur les contenus débattus, les masses de savoirs traités, les directions données à cette entreprise, les " lignes de pouvoir " que les nouvelles constructions d'autorités ou plutôt de réputations dessinent.<br /><br />Sophie Bombarde
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