Cette thèse interroge les fondements de la pensée d’Ivan Illich et ses implications pour
la manière d’être les uns avec les autres et pour le langage. La pensée d’Illich s’ancre dans une
vision singulière de l’être humain en tant que créature qui atteint la perfection en s’engageant
dans une relation à l’autre, une relation libre, gratuite, et pleinement incarnée. J’explore les
formes que prend cette idée à travers trois grands axes qui traversent l’oeuvre d’Illich : la
relation entre soi et l’autre, le rôle des institutions et la pratique du langage. Dans un premier
temps, j’examine le geste de pensée d’Illich, c’est-à-dire la manière dont il tente de faire de la
quête de vérité une pratique conviviale, entre amis. Il s’inscrit par là en lien avec la figure du
Samaritain issue de la parabole des Évangiles, qu’il interprète toutefois de manière très
personnelle, hors de la tradition chrétienne. Ce lien étroit au Samaritain ouvre la question du
jeu entre la foi et l’intellect dans sa pensée. Dans un deuxième temps, partant de cette
interprétation, j’expose la vision du monde et des rapports entre les êtres qui en découlent.
Selon Illich, Jésus révèle qu’aucune règle ne peut me dicter qui est mon prochain : je me porte
vers lui d’un geste libre et gratuit qui émerge des entrailles, comme celui du Samaritain envers
le Juif. Les Évangiles ouvrent ainsi une possibilité inédite d’être les uns avec les autres au-delà
des règles d’appartenance à un groupe (clan, ethnie, nation etc). Cette idée particulière amène
Illich à percevoir les institutions et les organisations qui structurent la société occidentale
comme le résultat d’une perversion de cette relation, puisqu’elles cherchent à garantir, par une
structure ou un service, ce qui devait rester une vocation personnelle librement assumée. Pour
Illich, c’est en renonçant à toute garantie et au pouvoir dans le monde, que nous pouvons
encore être les uns avec les autres à la hauteur de notre vocation de créature. Les réflexions de
Jean-Luc Nancy sur l’être-les-uns-avec-les-autres offrent ici un contrepoint qui répond aux
intuitions d’Illich et montre à quel point elles débordent la tradition chrétienne en se tenant au
plus près de la condition simplement humaine. Enfin, dans un troisième temps, j’aborde le
langage comme revers incorporel de cette irréductible condition d’être les uns avec les autres.
Selon Illich, la perversion atteint aussi la langue dans laquelle nous nous parlons. Il en retrace
l’origine au Moyen-Âge, au moment où émergent la notion de « langue maternelle » et l’idée
de l’enseigner. Illich montre néanmoins, par sa pratique et dans ses textes, qu’une parole non
ii
pervertie continue d’exister, rythmée par le silence de l’ascèse et de l’écoute. Les mots de Paul
Celan sur la persistance de la parole dans un monde corrompu rejoignent ici ceux d’Illich, ils
les relaient et y répondent : s’ouvre ainsi un riche dialogue sur la possibilité toujours présente,
mais jamais garantie, de se parler les uns aux autres. À travers tous ces enjeux, la pensée
d’Illich revient sans cesse à la dimension temporelle du hic et nunc, l’ici et maintenant entre
nous, difficile à saisir par l’esprit. / This thesis explores the foundations of Ivan Illich’s thinking and its implications for
language and for our ways of relating to one another. His thinking is rooted in a singular
vision of the human being as a creature who achieves perfection by establishing a relationship
that is free and fully incarnate. I explore this fundamental idea through three major lines of
thought running through Illich’s oeuvre : relations between self and other; the role of
institutions; the practice of language. In the first chapter I examine this vision through Illich’s
way of thinking together with friends, a convivially practiced search for truth. He thus places
himself in the filiation of the Good Samaritan from the parable of the Gospels. In Illich’s
highly personal interpretation, which stands outside the mainstream Christian tradition, this
parable bears on the relationship between faith and reason. In Illich’s view, Jesus reveals that
no rule dictates who is my neighbor: the Samaritan’s gesture of charity toward the Jew is
completely gratuitous and comes from a deeply felt unease (Illich refers to the Hebrew word
rhacham, often translated as mercy). In the second chapter I discuss the worldview that results
from such an interpretation. For Illich, the Gospels open up a unique opportunity to be with
each other beyond the rules that frame various groups (clan, tribe, nation etc). This thinking
leads him to perceive the institutions and organizations of Western society as resulting from a
perversion of that opportunity, because they seek to guarantee—through a structure or a
service—precisely what should remain a freely-chosen, personal inclination. Illich
demonstrates that by renouncing any guarantee and power in the world, we can still be with
each other and live up to our personal inclination as creatures. Jean-Luc Nancy’s thinking on
being-one-with-another offers here a counterpoint to Illich’s intuition and shows how this
intuition goes beyond the Christian tradition by fully adhering to the human condition. Finally,
in the third chapter, I approach language as the intangible reverse side of the irreducible
condition of being with one another. According to Illich, the language we speak has also been
corrupted through institutionalization. He traces the origin of this corruption to the Middle
Ages, with the emergence of the notion of "mother tongue" and of its transmission via
teaching. Through both his practice and his writing, however, Illich shows that uncorrupted
speech remains possible, when punctuated by the silence of asceticism and listening. The
iv
words of Paul Celan on the persistence of speech in a corrupt world relays and responds to
Illich’s thoughts on this theme, thus opening a rich dialogue on the possibility—always
present, but never guaranteed—to speak with one another. Interwoven throughout these
themes is the temporal dimension of hic et nunc, the here and now between us, which
constantly surfaces in Illich’s writings yet remains difficult to grasp with the human mind.
Identifer | oai:union.ndltd.org:umontreal.ca/oai:papyrus.bib.umontreal.ca:1866/18449 |
Date | 12 1900 |
Creators | Breton, Mahité |
Contributors | Cochran, Terry |
Source Sets | Université de Montréal |
Language | French |
Detected Language | French |
Type | Thèse ou Mémoire numérique / Electronic Thesis or Dissertation |
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