L'idéologie moderne présente le progrès comme porteur de plein bonheur pour l'humanité. Cette idéologie se nourrit de l'idée-force, selon laquelle le savoir est un pouvoir. Le savoir tient une place centrale ou matricielle dans le savoir-faire, et dans le bien-être. Savoir afin d'étendre au-delà des bornes nos pouvoirs, tel est le credo baconien/cartésien qui connaît son effectivité sous le signe de Prométhée. Avec le progrès de la science et de la technique, l'homme est effectivement devenu le maître absolu de tout l'univers. Le progrès devient la foi populaire et semble se substituer à Dieu. Mais aujourd'hui, la situation a changé du fait de notre iinmodération technologique. L'humanité découvre que les innovations techniques sont porteuses de malheurs, sources de risques avérés, non avérés, potentiels, hypothétiques, mais graves et irréversibles. Du coup, la pleine euphorie générale d'hier, le bel optimisme des Lumières a chuté et cède le pas au dépit, au désespoir, à la consternation, à la déception, à la désillusion, au désenchantement. L'inquiétude s'empare de l'humanité. Les catastrophes chimiques ou nucléaires de Seveso, de Three Mile Island, de Bhopal, de Tchernobyl, les nombreuses marées noires, la déforestation, la crise du sang contaminé, de la vache folle, la surpopulation, la question des plantes génétiquement modifiées, la pollution, la déplétion de la couche d'ozone, les bouleversements climatiques, ont exacerbé la peur à propos de la capacité du progrès technique à conduire l'humanité au jardin d'Éden. Le doute, la méfiance, le désintéressement s'installent en conquérants. C'est alors que le très vieux principe de prudence, depuis lors relégué aux oubliettes, a repris du service sous le nom extrêmement irrésistible et emballant de principe de précaution. Le principe de précaution signifie la prise de conscience par l'humanité de la menace qui pèse sur elle. Elle se veut un principe d'action, un principe éthique de régulation de notre agir technologique immodéré. Norme éthique et sociale de développement durable, le principe de précaution se fait vite passer pour un spectre sémantique tiré à hue et à dia, pour un véritable serpent de mer, alors qu'il traduit tout simplement un besoin pressant d'action, un devoir de prudence en amont et en aval des risques potentiellement dommageables et des choix technologiques périlleux. Pour être plus clair, le principe de précaution est une gestion des risques hypothétiques sans attendre que la certitude scientifique soit rigoureusement établie. Son objectif est de construire, sur fond de prudence de serpent, un développement qui sache tenir grand compte des besoins du présent sans dégrader ou altérer ceux du futur. Dès lors, le principe de précaution apparaît comme une objectivation du principe responsabilité, telle que thématisée et théorisée par le philosophe allemand Hans Jonas. En effet, face au galop technologique, au saut de la mort, au «vol d'Icare», Hans Jonas a tiré sur la sonnette d'alarme en recommandant bien vivement une éthique pour notre temps puisque nous avons dépassé le seuil du raisonnable. Face à cette course technologique à la limite suicidaire, l'éthique traditionnelle de proximité devient vieux jeu. Les pouvoirs que la technique nous confère sont hors de proportion, hors de mesure, alors que notre savoir en est nettement en deçà. Ce qui fait que nous sommes dans le même bain, embarqués dans le même bateau qui risque de chavirer. Il faut d'urgence et avant toute chose une nouvelle éthique de la responsabilité envers l'humanité ici présente et à venir. La nouvelle éthique de la responsabilité nous fait obligation de léguer aux générations futures une Terre humainement habitable et de ne pas dégrader, corrompre ou hypothéquer les conditions biologiques de l'humanité. Pour se prévaloir et avoir préséance sur toute autre considération, elle doit s'appuyer sur l'heuristique de la peur qui jouera dans ce projet d'éthique perpétuelle de la sagacité et de la frugalité le rôle de boussole. Comme on peut le déceler, principe de précaution et principe de responsabilité sont viscéralement attachés par le même souci, le souci de l'avenir très lointain, le souci du long terme. Jonas passe alors sans doute pour le père de la précaution et fait grandement effet. Certains critiques n'ont trouvé dans cette éthique de la responsabilité qu'une philosophie de l'abstention de toute activité technologique. Il faut désormais se croiser les bras puisque la technique fait effet boule de neige. Rien n'est plus faux. Jonas ne dit pas cela. Son éthique de la responsabilité recommande tout simplement d'entreprendre le développement sur d'autres schémas qui collent ou qui sont conformes ou adaptés aux nouvelles conditions de l'agir technologique humain. Sur ce point, les arguments de Jonas sont inexpugnables. Mais à quel régime doit-on confier l'exécution de la fondationnelle éthique de la responsabilité ? C'est là que l'aigle semble baisser l'échiné. Le seul régime qui soit à même d'adopter et de maintenir la ligne dure face à cette douloureuse et inquiétante question de la modération, c'est le régime communiste, assure Jonas. Le capitalisme démocratico-libéral, une vraie foire d'empoigne et volontairement amnésique, est disqualifié pour ce jeu. Jonas est tombé, lors même qu'il se plaint dans Une éthique pour la nature de Karl Popper qui l'accuse de trahir et d'assassiner la démocratie. En proposant de confier la concrétisation de son projet éthique à un gouvernement des sages qui usera, au besoin, du pieux mensonge par humanité, et prendra d'autorité les décisions concernant le bien commun, Jonas est incontestablement l'assassin de la démocratie et passe pour un grand loucheur vers le despotisme. Certes, la démocratie libérale actuelle a d'énormes difficultés de fonctionnement et de gestion des choses publiques. Mais devons-nous jeter le bébé avec l'eau du bain ? La démocratie est une œuvre humaine et en tant que telle, elle est appelée au fil des années à péricliter. Il nous faut jeter de nouvelles fondations pour conforter et consolider les anciennes qui portent l'édifice. C'est ce que la démocratie technique, participative et délibérative essaie de faire au sein des conférences de consensus, de citoyens et des publiforums... Ceux-ci sont des forums hybrides, un espace public de débats citoyens entre non seulement les élus, les savants mais aussi les citoyens ordinaires pour la définition du bien commun, mieux pour l'élaboration du inonde commun. Les débats dans les forums hybrides comportent un double avantage en ce qu'ils permettent, d'une part, d'aboutir à des décisions judicieuses et acceptables par tous, et d'autre part, de rendre les responsabilités partagées. Celles-ci ne resteront plus sur les seules épaules de l'homme d'État. C'est une redistribution des cartes. Décisions légitimes, valeurs partagées, responsabilités partagées, voilà ce qui caractérise la démocratie scientifique et technique.
Identifer | oai:union.ndltd.org:LAVAL/oai:corpus.ulaval.ca:20.500.11794/19350 |
Date | 12 April 2018 |
Creators | Sékpona-Médjago, Thomas Tchakie |
Contributors | Duhamel, André |
Source Sets | Université Laval |
Language | French |
Detected Language | French |
Type | thèse de doctorat, COAR1_1::Texte::Thèse::Thèse de doctorat |
Format | ix, 286 p., application/pdf |
Rights | http://purl.org/coar/access_right/c_abf2 |
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