La théorie économique aborde généralement le brevet comme un droit exclusif temporaire portant sur un produit ou un procédé, et conférant de ce fait un profit de monopole à l'innovateur. Cette approche permet notamment de mettre en évidence le rôle incitatif du brevet, qui permet de rentabiliser à posteriori les investissements nécessaires à l'innovation. Elle ne permet cependant pas de rendre compte correctement de la réalité des brevets dans de nombreux secteurs, où : - un produit donné peut être couverts par un grands nombre de brevets (c'est le cas d'un microprocesseur, d'un téléphone portable ou d'un kit de diagnostic génétique) - les différents brevets couvrant ce produit peuvent appartenir à différents innovateurs, ayant chacun créé ou amélioré des composants du produit. Ce cas de figure est de plus en plus fréquent dans la plupart des industries contemporaines, et constitue notamment la norme dans des industries très innovantes comme les semi-conducteurs, les équipements de télécommunication, l'informatique ou les biotechnologies. Un rapport de la Federal Trade Commission américaine publié en 2003 rappelait par exemple que plus de 90 000 brevets américains liés aux microprocesseurs étaient alors détenus par plus de 10 000 entités, tandis qu'environ 420 000 brevets liés aux semi-conducteurs étaient détenus par environ 40 000 entités . Les économistes ont jusqu'ici principalement mis l'accent sur les coûts statiques (de recherche d'antériorité, de négociation, de licences, de litige) induits par la fragmentation et la dispersion des brevets. La thèse vise à dépasser cette analyse en éclairant la façon dont les entreprises instrumentalisent le brevet dans un contexte de fragmentation de la propriété industrielle, et en montrant comment ces stratégies fondées sur les brevets affectent in fine la dynamique de la concurrence et de l'innovation dans les industries concernées. L'approche adoptée est théorique, et consiste à utiliser les outils analytiques de la théorie des jeux pour étudier des situations d'interactions entre détenteurs de brevets dans un secteur donné. Les méthodes de modélisation utilisées permettent à la fois d'expliquer les comportements observés dans la vie des entreprises, et de tirer des conclusions quant-à leur impact positif ou négatif sur la concurrence et l'innovation. La thèse est structurée en trois parties et cinq chapitres. Partie 1: L'économie du droit des brevets La première partie est consacrée à l'analyse économique du système de brevets, c'est-à-dire l'ensemble des règles et institutions qui constituent le droit des brevets. Le premier chapitre s'appuie sur la littérature économique pour passer en revue l'ensemble de ces règles et leurs fonctions économiques respectives. Il met en évidence les variables de commandes accessibles au régulateur soucieux de promouvoir l'innovation, ainsi que les prescriptions qui s'y attachent. Est notamment discutée la capacité des règles uniformes qui forment le droit des brevets à s'adapter de façon efficace à des contextes d'innovation différents. Cette démarche est appliquée successivement à des innovations de coûts et de valeurs différents, à des innovations cumulatives (développées les unes à partie des autres), et au problème de la défense des brevets devant les tribunaux. Dans tous les cas, il est montré que la protection conférée par le brevet n'est pas définie directement en termes économiques, ce qui confère au système une plus grande souplesse d'adaptation à différents contextes d'innovation. Le second chapitre porte sur une loi spécifique de la législation du brevet, à savoir le test de "non évidence" qu'une invention doit satisfaire pour justifier l'octroi d'un brevet. Cette règle a une influence importante sur le degré de fragmentation des brevets, et in fine sur l'efficacité des investissements en R&D. Un modèle théorique est présenté pour démontrer qu'une application sévère du test permet de limiter des effets négatifs d'une fragmentation excessive de la propriété industrielle. Le modèle décrit les stratégies d'investissement de deux entreprises cherchant à développer un produit commercialisable composé de deux innovations complémentaires. Dans ce cadre le test de "non évidence" est considéré comme sévère si seul le produit final est brevetable, tandis que chaque élément complémentaire serait brevetable séparément en cas d'application moins sévère du test. L'application d'un test sévère permet de limiter les coûts induits par la fragmentation des brevets, mais elle réduit par ailleurs le bénéfice lié à la publication du brevet, qui consiste à éviter la duplication des coûts de R&D en révélant au concurrent qu'un élément a déjà été développé et protégé. Bien qu'une exigence sévère de non évidence puisse occasionner des coûts de duplication, car les petites innovations ne sont ni brevetées, ni rendues publiques, le modèle montre que le fait de déterminer un seuil minimum de non évidence est un moyen efficace de limiter les coûts associés à la fragmentation des droits. Partie 2. Brevets et persistance des entreprises dominantes La seconde partie s'inscrit dans le débat classique en économie sur le lien entre innovation et structure de marché - la question étant de savoir si l'innovation facilite la persistance des entreprises en place ou si elle favorise au contraire l'émergence de nouveaux concurrents. Dans le cadre de la thèse, la question posée consiste à savoir si l'instrumentalisation des brevets profite plutôt aux entreprises dominantes déjà en place ou bien à l'entrée de nouveaux concurrents sur le marché. Cette question est traitée à travers deux chapitres: le chapitre 3 est une revue de la littérature, le chapitre 4 présente un modèle théorique. La revue de la littérature est menée dans un cadre théorique unifié, dérivé du modèle fondateur développé par Arrow (1962) pour étudier comment l'innovation affecte la structure du marché. Les brevets et les stratégies fondées sur les brevets sont introduits dans ce cadre afin d'observer comment ils influencent la capacité des entreprises dominantes à renforcer et préserver leur position face à de nouveaux entrants. Cette approche révèle que l'introduction des brevets et des stratégies d'obtention de licences dans la théorie traditionnelle de l'innovation tend à inverser le résultat standard selon lequel l'innovation favorise l'émergence de nouveaux compétiteurs plutôt que la pérennité des entreprises dominantes. Le résultat standard repose sur le fait qu'un nouvel entrant a plus à gagner en innovant, car il pourra ainsi récupérer une partie du chiffre d'affaire de l'entreprise en place qui, elle, ne profite de l'innovation qu'à la marge. Dans ce contexte, les brevets permettent néanmoins à l'entreprise à place de préserver sa position en rachetant à l'entrant potentiel son innovation (brevetée) à un prix supérieur à ce que l'innovateur aurait pu en tirer en l'exploitant lui-même. En effet une telle opération permet d'éviter la dissipation des profits à l'échelle du secteur suite à l'entrée d'un nouveau concurrent. De plus un leader technologique peut préserver son avance en accordant des licences à ses concurrents, qui auront dès lors moins d'incitation à investir en R&D pour rattraper ou dépasser le leader. La revue de la littérature montre enfin que ces résultats sont renforcés lorsque la propriété intellectuelle des innovations est fragmentée. Le modèle présenté dans le chapitre 4 approfondit la question de la persistance des entreprises dominantes grâce aux brevets lorsque la protection des innovations est fragmentée. Il montre que lorsque l'innovation est cumulative, une entreprise dominante est en mesure de préempter un brevet susceptible de permettre le développement d'une innovation drastique (qui rend économiquement obsolètes toutes les autres technologies du marché) également brevetable. Si un brevet "amont" donnant un droit sur l'innovation "aval" est mis aux enchères (par exemple par un laboratoire de recherche), l'entreprise dominante en place proposera un montant supérieur à ce qu'un nouvel entrant serait prêt à payer. En effet le modèle montre que le montant que les firmes peuvent proposer pour le brevet "amont" dépend de leur pouvoir respectif de négociation, dans le cas ou le brevet "amont" appartiendrait à une entreprise et le brevet "aval" à une autre. Comme la firme en place réalise un profit même si l'innovation n'est pas commercialisée, elle a un pouvoir de négociation plus grand et peut ainsi préempter des brevets de base qui pourraient déboucher ultérieurement sur des innovations capitales. Le modèle montre par ailleurs que dans certains l'entreprise dominante n'aura pas intérêt à exploiter les brevets ainsi acquis. Partie 3. Les brevets bloquants et les investissements en R&D La troisième partie est constituée d'un unique chapitre. Un modèle théorique y est développé pour étudier les incitations qu'ont des firmes concurrentes à utiliser leurs brevets respectifs pour se bloquer mutuellement. Le modèle permet également d'examiner l'opportunité pour les entreprises de signer des accords de licences croisés avant d'investir, et d'évaluer l'impact de tels accords sur l'efficacité de la R&D. Le modèle décrit deux entreprises symétriques qui investissent en R&D pour développer de nouveaux produits. Les entreprises opèrent indépendamment l'une de l'autre, de sorte que leurs produits, bien que parfaitement substituables, sont différents et protégés par des brevets différents. Le modèle tient cependant compte du fait que les revendications des brevets peuvent déborder les limites des innovations concernées, de sorte que les entreprises peuvent s'en servir opportunément pour bloquer le produit développé par leur concurrent. Ce modèle met en lumière le comportement de "passager clandestin" des détenteurs de brevets, qui tendent à réduire leurs propres investissements en R&D en espérant pouvoir s'approprier les profits de leur concurrent. Dans un tel contexte où le pouvoir bloquant des brevets induit une diminution des investissements, les accords de licence signés avant de développer de nouveaux produits peuvent favoriser la concurrence. Lorsque les brevets ont un faible pouvoir de blocage, le modèle permet de conclure que ces accords de licences freinent néanmoins la concurrence car elles permettent aux entreprises de s'entendre sur le niveau de leurs investissements de manière à réduire le risque d'une confrontation sur le marché du produit. Le modèle montre également qu'il peut être dommageable pour le progrès social que les tribunaux diminuent l'étendue des droits conférés des brevets. En effet cela incite les entreprises à établir des accords ex ante, qu'ils soient favorables ou non à la concurrence. Le modèle permet enfin de saisir comment les entreprises sont incitées à accroître leur pouvoir de blocage en ajoutant de nouveaux brevets à leur portefeuille. Il prédit notamment que les entreprises vont utiliser cette stratégie dans des domaines où le développement de nouveaux produits est relativement aisé, afin de réduire l'intensité de la concurrence de la R&D. Dans ce cas, les stratégies d'équilibre des brevets nuisent au profit si le coût de dépôt de nouveaux brevets est peu élevé. Au contraire, les entreprises ne sont pas incitées à se lancer dans de telles stratégies si la R&D est déjà coûteuse et incertaine, Ce qui explique par exemple pourquoi les entreprises sont -relativement- moins portées à accumuler de vastes portefeuilles de brevets dans des industries pharmaceutiques ou chimiques.
Identifer | oai:union.ndltd.org:CCSD/oai:pastel.archives-ouvertes.fr:pastel-00001827 |
Date | 22 June 2005 |
Creators | Ménière, Yann |
Publisher | École Nationale Supérieure des Mines de Paris |
Source Sets | CCSD theses-EN-ligne, France |
Detected Language | French |
Type | PhD thesis |
Page generated in 0.0023 seconds