« [M]oi, qui ne sçay rien, m’en suis voulu mesler » : Blaise de Monluc dit se « mêler » d’écrire l’histoire pour se distinguer des historiographes « lettrés », comme le font également, à la même époque, les frères du Bellay. Tous font cependant valoir leurs jugements sur l’action politique dans l’histoire : ils écrivent sur l’histoire plutôt qu’ils n’écrivent l’histoire. Ainsi Montaigne insiste, dans les Essais, sur la nécessité de savoir juger l’histoire et ses acteurs. La distinction générique qui oppose l’histoire aux Mémoires, aux « Commentaires » et aux « essais » s’avère peu opérante pour comprendre ces auteurs. Je propose d’aborder leur rapport à l’histoire sous l’angle de « l’histoire-jugement », une histoire écrite par ses acteurs, qui porte sur l’action politique (les « faits » et les « dits » dans la langue du XVIe siècle) et sur les « conseils », c’est-à-dire les intentions et délibérations des acteurs. La première partie explique l’importance qu’a prise l’histoire-jugement au temps de François Ier, en raison, d’abord, des idéologies et des pratiques de la monarchie contemporaine, puis par la « renaissance » de traditions philosophiques, rhétoriques et historiographiques qui associent le conseil au discernement (ou « discrétion »), aux discours (« concions » ou conciones) et à la franchise (ou parrêsia). Le règne de François Ier voit se nouer ces pratiques et ces traditions : les humanistes, la noblesse d’épée et l’État royal appellent de leurs vœux une histoire-jugement destinée à la formation des élites politiques. La deuxième partie montre qu’un auteur, Guillaume du Bellay de Langey, et une œuvre, ses Ogdoades, ont incarné cette aspiration, réunissant les lettres et les armes. Après avoir étudié la naissance de cette œuvre restée inachevée, j’analyse le Prologue des Ogdoades (ici édité), manifeste et méthode qui définit les rapports de la rhétorique, du jugement et de l’expérience politique dans l’historiographie ; puis j’étudie la mise en œuvre de cette méthode dans les fragments des Ogdoades. La troisième partie porte sur l’œuvre des deux plus importants héritiers de Langey : les Mémoires de son frère Martin du Bellay (qui comprennent une partie des Ogdoades) et les Commentaires de Monluc. Le discours sur l’historiographie, dans la seconde moitié du XVIe siècle, insiste sur la parrêsia de l’historien ; un tel discours n’est pas anti-rhétorique mais rejette une écriture de « clerc d’armes » parce qu’elle révèle l’inexpérience politique de l’historien. L’ars bene dicendi ne laisse pas de fasciner Martin du Bellay et Monluc, dont l’écriture se veut paradoxalement éloquente, parce que dépouillée des fastes de l’épidictique ; la parrêsia des conseils permet de dépasser l’opposition du bien dire et du bien faire à laquelle on résume souvent la poétique des Mémoires d’épée. Monluc et Martin du Bellay cherchent ainsi à comprendre la portée et les limites de leur capacité d’agir. La quatrième partie examine la place de l’histoire-jugement et l’héritage de Langey dans les Essais : on sait depuis longtemps les affinités de Montaigne avec Amyot et Bodin, mais on ignorait qu’il en eût avec les Du Bellay. La notion d’histoire-jugement permet de comprendre les jugements, synthétiques et pourtant circonstanciés, que porte Montaigne sur les acteurs de l’histoire. Cherchant dans l’histoire les voies d’une prudence lucide, l’essayiste s’interroge sur la possibilité d’agir et de parler librement, ce qui autorise à penser son rapport à la politique et à la rhétorique en termes de conseil et de « discrétion ». La conclusion esquisse un moment Guillaume du Bellay, où l’histoire fut comprise non comme une étude du passé mais comme le prolongement réflexif des délibérations des acteurs de l’histoire, comme le moyen de « dire sur ce qui peut advenir ». / “I, who know nothing, have wanted to meddle in it”: Blaise de Monluc says he “meddles” in historiography in order to distinguish himself from “scholar” historians, as did the Du Bellay brothers who wrote at the same time. But they all express their views about political action through history: they write on history instead of writing history. Therefore Montaigne, in his Essays, emphasizes that one needs to be able to judge between history and the actors of history. The distinction between literary genres that opposes history to memoirs, “commentaries” and “essays”, fails to explain these authors’ relationship to history. I propose to consider this relationship from the perspective of “judging-history”, – a history written by its actors, focusing on political action (“faits” and “dits” in XVIth-century French) and the conseils (“counsels”, i.e. the actors’ designs and deliberations). The first section explains the importance of judging-history during the reign of Francis I, due to the prevalent ideologies and practices of French monarchy at the time, but also due to the contemporaneous revival of philosophical, rhetorical and historiographical traditions which link counsels with discernment (discrétion), speeches (concions) and sincerity (parrhesia). Under Francis I’s reign these practices and traditions were brought together. Indeed, humanists, the nobility of sword and the royal State called for a judging-history intended to train political elites. The second section demonstrates that an author, Guillaume du Bellay de Langey, and his work, the Ogdoades, embodied this hope, reconciling the pen and the sword. Having studied the birth of this unfinished work, I comment on the Ogdoades’s Prologue (edited in this thesis), a manifesto and method which defines the relationships between rhetoric, judgement and political experience within historiography. I then study this method’s implementation in the Ogdoades’s extant passages. The third section focuses on the works of two Langey’s most important heirs: his brother Martin du Bellay’s Memoirs and Monluc’s Commentaries. The artes historicae, in the second half of the XVIth century, emphasize the importance of parrhesia in historical writing: such a stance is not anti-rhetorical, but rather rejects the notion of authors writing as clercs d’armes (“clerks of arms”, i.e., scholars writing on military matters) because in their writings they reveal their lack of political experience. The ars bene dicendi continues to fascinate Martin du Bellay and Monluc, whose writing attempts to be paradoxically eloquent, because it has been stripped of epidictic pageantry; the counsels’ parrhesia make it possible to overcome the dichotomy between bien dire and bien faire – a dichotomy which is often supposed to characterize military memoirs’ poetics. Monluc et Martin du Bellay seek to understand the scope and limits of their own capacities for action. The fourth section examines the role of judging-history and Langey’s legacy in the Essays. For a long time we have known the affinities between Amyot, Bodin and Montaigne, but what we have ignored is Montaigne’s links with the Du Bellays. Such a notion as judging-history allows us to understand the synthetical and yet comprehensive judgments that Montaigne makes on the actors of history. Seeking a way to act in a clear-headed and prudent manner, the essayist examines the possibility to speak and act freely. Therefore, his relationship with politics and rhetoric should be rethought in terms of conseil and discrétion. My conclusion draws a Guillaume du Bellay moment when history was not considered as a study of the past but as the reflective extension of the actors of history’s deliberations and as a way to “dire sur ce qui peut advenir” (talk about what could happen next).
Identifer | oai:union.ndltd.org:theses.fr/2017GREAL033 |
Date | 11 December 2017 |
Creators | Piettre, Lionel |
Contributors | Grenoble Alpes, Goyet, Francis |
Source Sets | Dépôt national des thèses électroniques françaises |
Language | French |
Detected Language | French |
Type | Electronic Thesis or Dissertation, Text |
Page generated in 0.0032 seconds