Comment les acteurs qui évoluent dans le champ commun entre droit et psychiatrie choisissent-ils d’interner ou de soigner un patient contre son gré? Appliquent-ils simplement les dispositions légales supposées régir les interventions du champ, ou bien se réfèrent-ils à d’autres formes de normativité? Plus globalement, comment ces acteurs s’approprient-ils les normes et en quoi le choix normatif est-il lié au rôle des individus dans le lien social? Voici, très brièvement exposées, les questions auxquelles nous nous intéresserons dans cette thèse.
Cette thèse vise deux objectifs distincts, mais complémentaires. Le premier, d’ordre théorique, s’attache à la compréhension sociologique du phénomène de pluralisme normatif tel qu’il se déploie dans le lien social, et plus particulièrement celle du rôle des individus dans la dynamique normative. Le second vise à mettre en perspective pluralisme normatif et droits de la personne dans le contexte particulier de la psychiatrie. À ce titre, nous avons choisi d’étudier le traitement juridique, clinique et social de l’internement et des soins psychiatrique. En effet, cet objet permet de mettre en évidence diverses tensions normatives latentes et constitue un support privilégié à la théorisation des rapports normatifs.
Nous étudions d’abord, d’un point de vue épistémologique, les paradigmes juridique et sociologique de la régulation sociale et de l’internormativité. Nous y explorons différentes conceptions du droit et de la normativité, et, par extension, la mise en forme des rapports humains et celle de la société. Dans un premier temps, nous concluons de cette analyse que les différentes formes de normativités s’agencent de manière complexe et changeante, sans qu’aucune hiérarchie n’apparaisse toujours clairement. Dans un second temps, on y constate que les individus influencent l’activation de la normativité, qu’elle soit juridique ou non.
La pluralité des normes et du sens qu’elles véhiculent, confronte naturellement l’individu au choix entre plusieurs standards. Pour mieux comprendre la place effective de l’individu dans la dynamique normative, en tant que détenteur d’une certaine marge de liberté, nous optons pour un point de vue subjectiviste et constructiviste. Dans cette perspective, l’interprétation des normes et le sens qu’elles portent sont liés à la conception que l’individu se fait du sens de son action et de son propre rôle dans le rapport interpersonnel et social.
C’est dans cette perspective que nous proposons le Modèle de pluralisme normatif appliqué, largement inspiré des approches sociologiques étudiées, et plus précisément du concept de « droit vivant ». À travers ce modèle, le pluralisme normatif est conceptualisé comme un ensemble de normes issues de diverses sources, dont les substances peuvent s’opposer, et qui s’imposent avec une force variable. En outre, la qualification du discours psychiatrique en tant que norme comportementale de la normalité exemplifie des clivages entre différentes perspectives sur le lien social, et notamment sur les patients psychiatriques. Dans le cadre du modèle proposé, chaque norme est jumelée à une rationalité de nature cognitive ou axiologique, selon la nature du rapport à l’autre. L’hypothèse avancée est à l’effet que la marge de liberté de l’acteur est corollaire à la rigidité du cadre juridique: plus le droit est précis moins l’individu aura recours à d’autres formes de normativité.
Nous avons retenu, aux fins de vérification de notre hypothèse, deux situations distinctes au regard de la structure du cadre juridique, mais présentant des enjeux éthiques et juridiques semblables: l’hospitalisation et les soins psychiatriques imposés contre la volonté des patients, soit la garde en établissement et l’autorisation judiciaire de soins (art. 30 et 16 C.c.Q.).
La recherche empirique menée auprès de juges et de psychiatres a pour but de cartographier le rapport complexe entre l’acteur étudié (le sens qu’il attribue à son action, la conception qu’il a de son rôle dans le lien social) et les normes. Les données révèlent que deux types de normes sont en réalité complémentaires: il s’agit des propositions normatives et factuelles. Les premières sont associées au rôle dans lequel l’individu se projette alors que les secondes servent à la mise en œuvre pratique de ce rôle. De même, la prégnance d’un discours sur la normalité démontre la survivance d’une perspective paternaliste et morale issue de la psychiatrie, qui est difficilement conciliable avec une approche fondée sur le respect des droits de la personne. Finalement, nous concluons que le choix entre différents types de normes est influencé par la conception que chacun se fait de la société dans laquelle il vit et plus précisément de la place qu’il y tient.
La recherche empirique nous autorise à poser des questions sous-jacentes à la véritable nature de l’intervention judiciaire et psychiatrique en matière de garde en établissement et d’autorisation de soins, et aux fondements paradigmatiques et ontologiques du droit en ces matières. / How do those working in the intersection between law and psychiatry make decisions to confine or treat patients against their will? Do they simply apply the legal provisions that are supposed to regulate such actions, or do they refer to other forms of normativity? More globally, how do such stakeholders adopt norms and how is the choice of norms related to individuals’ roles in the social fabric? These are, very briefly, the issues explored in this thesis.
This thesis has two distinct, but complementary, objectives. The first is theoretical, and concerns the sociological understanding of the phenomenon of normative pluralism as it operates in the social fabric and more specifically of individuals’ roles in normative dynamics. The second objective is to place normative pluralism and human rights into perspective in the special context of psychiatry. For this, we have chosen to study legal, clinical and social approaches to confining patients and to psychiatric care. This brings to light various latent normative tensions, which proves useful when drawing up theories about normative relations.
We begin by doing an epistemological analysis of the legal and sociological paradigms of social regulation and internormativity. In this section, we explore different conceptions of law and normativity and, by extension, the shaping of human and social relations. Our first conclusion from this analysis is that the different forms of normativity interweave in complex, changing ways and that no clear hierarchy always emerges. Our second conclusion is that individuals influence the application of norms, whether they are legal or not.
The plurality of norms and of the meanings that they convey naturally confronts individuals with choices among different standards. In order to gain a better understanding of individuals’ real roles in normative dynamics, since individuals have a certain degree of freedom, we have taken a subjectivist, constructivist point of view. From this perspective, interpretations of norms and the meanings they convey are related to individuals’ conceptions of the meaning of their actions and roles in interpersonal and social relations.
It is from this perspective that we propose the applied normative pluralism model, which is inspired largely by the sociological approaches we have studied and more specifically by the concept of “living law.” Using this model, we conceptualize normative pluralism as a set of norms flowing from various sources that may be in substantial contradiction and have different weights. Indeed, describing psychiatric discourse as a behavioural norm of normality is a perfect example of the cleavage between different perspectives on social ties, especially with respect to psychiatric patients. In the proposed model, each norm is twinned with cognitive or axiological rationality, depending on the nature of the relationship to the Other. Our hypothesis is that the actor’s degree of freedom correlates with the rigidity of the legal framework: the more specific the law is, the less the individual will have recourse to other forms of normativity.
In order to verify our hypothesis, we have used two distinct situations that are regulated by law in different ways but that have similar ethical and legal stakes: non-consensual hospitalization and psychiatric care, in other words, confinement to an institution and court authorization of care (Québec Civil Code, articles 30 and 16).
Our empirical research on judges and psychiatrists has been designed to map the complex relationships between those studied (the meanings they give to their actions, their conceptions of their roles in the social fabric) and norms. The findings show that two types of norms are in fact complementary: normative and factual propositions. The former are associated with the role that the individual thinks he or she has, while the latter are used in practical implementation of that role. Similarly, the weight of a discourse on normality demonstrates the survival of a paternalist moral perspective with its roots in psychiatry. This is difficult to reconcile with an approach based on human rights. Finally, we conclude that the choice between different types of norms is influenced by the conception that each individual has of the society in which he or she lives, and more specifically of his or her role in that society.
Our empirical research raises questions about what is underlying the real nature of legal and psychiatric intervention with respect to confining patients to institutions and authorizing care, and about the pragmatic and ontological foundations of law in these areas. / Thèse de doctorat réalisée en cotutelle avec l'Institut du social et du politique de l'École Normale supérieure de Cachan.
Identifer | oai:union.ndltd.org:LACETR/oai:collectionscanada.gc.ca:QMU.1866/5198 |
Date | 03 1900 |
Creators | Bernheim, Emmanuelle |
Contributors | Noreau, Pierre, Commaille, Jacques |
Source Sets | Library and Archives Canada ETDs Repository / Centre d'archives des thèses électroniques de Bibliothèque et Archives Canada |
Language | French |
Detected Language | French |
Type | Thèse ou Mémoire numérique / Electronic Thesis or Dissertation |
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