Lorsque j'ai découvert Annie Ernaux pour la première fois, je cherchais un sujet pour ma thèse de Doctorat depuis quelque temps déjà, sans en trouver un qui puisse vraiment me convaincre par sa richesse et son originalité. C'est au cours d'un séminaire sur les journaux intimes et les autobiographies que j'ai remarqué les œuvres d'Ernaux, simples et denses à la fois et surtout peu connues au Liban. Mon choix s'est donc porté sur elle, en particulier sur ses récits autobiographiques, La Place, Une femme, Passion simple, L'Occupation et L'Événement qui retracent successivement ses relations avec son père, sa mère, celles entretenues avec ses amants jusqu'à la rupture de leur liaison et même au-delà, enfin le vécu de son avortement clandestin en 1963, le tout dans un contexte social, politique, culturel et religieux largement décrit.<br /><br />La problématique majeure chez Annie Ernaux concerne l'exil intérieur dont elle souffre terriblement depuis longtemps. Tiraillée entre son monde familial originel et le milieu bourgeois auquel elle a accédé par ses études et son mariage, elle a du mal à définir son identité. Elle tente alors par le biais d'une écriture - qui se voudrait « thérapeutique » - de se réconcilier avec elle-même et de retrouver l'unité de sa personne. Au bout du compte, elle réussit à surmonter sa culpabilité et à se racheter en élevant ses parents au rang de héros littéraires dignes d'être la matière même de ses livres. Ernaux libère également les refoulés et les tabous sexuels de son enfance pour s'affirmer en femme « follement » passionnée et jalouse. Enfin, elle « crie » la douleur de sa chair vécue lors de son avortement clandestin, accusant la société masculine et appelant au changement des mentalités. Bref, la douleur qui se dégage des œuvres se transforme petit à petit en une force imposante qui d'une part dénonce les non-dits et les interdits, et encourage d'autre part à affirmer fièrement ses origines, ses choix, sa passion, sa jalousie,... en somme, une belle leçon de confiance en soi et de révolution intime.<br /><br />Pour analyser ce parcours scripturaire, je confère à mon travail une forme triptyque. Formelle, la première partie analyse le genre des œuvres d'Ernaux à la fois autobiographiques et autofictives selon les terminologies de Philippe Lejeune et de Philippe Hamon. La deuxième partie, elle, est surtout psychanalytique; elle se base sur les théories de Sigmund Freud et de René Girard concernant le triangle œdipien et le désir mimétique dans les relations familiales et amoureuses. Enfin, la troisième partie présente trois approches différentes : la première, sociologique, en référence à divers travaux de sociologues dont Pierre Bourdieu sur les inégalités sociales; la deuxième, stylistique, d'après « l'écriture blanche » analysée initialement par Roland Barthes; enfin, la troisième portant sur la réception des œuvres d'Annie Ernaux par les internautes d'après les théories d'Umberto Eco et d'autres critiques en la matière.<br /><br />Une étude d'une telle dimension nécessite certes beaucoup de travail souvent entravé par de multiples difficultés. Annie Ernaux étant contemporaine, les références bibliographiques directement liées à mon corpus sont extrêmement rares, voire inexistantes au Liban. Ainsi, j'ai dû défricher un terrain quasiment intact. Pour combler ce manque, j'ai fait des recherches dans diverses bibliothèques et centres de recherche universitaire à Paris (Université de La Sorbonne Nouvelle – Paris III; Bibliothèque Nationale de France – Site François Mitterand; Centre National d'Art et de Culture Georges Pompidou) puis à Montréal (Université de Montréal, Bibliothèque Nationale du Québec), j'ai également commandé par la suite plusieurs livres de France. Certaines difficultés se rapportent en outre aux multiples théories et approches employées dans ma thèse et souvent méconnues parce qu'absentes du programme d'étude durant mes années de Licence et de Master. Lire seule les ouvrages de méthodes critiques n'a pas toujours été facile, certaines théories étant assez ardues, d'autres relativement récentes et peu utilisées encore.<br /><br />Sur un tout autre niveau, mon émigration au Canada en pleine guerre de juillet 2006 constitue elle aussi une difficulté majeure. Une rupture de plusieurs mois s'est opérée dans mon travail doctoral vu les circonstances du voyage et le dépaysement social soudain. L'acculturation s'est faite ensuite progressivement et j'ai repris mes études lentement mais sûrement jusqu'à la fin de la rédaction.<br /><br />En fait, ma thèse de Doctorat est la première au Liban qui porte sur Annie Ernaux. Les œuvres autobiographiques de l'auteur y sont analysées à plus d'un niveau : formel, psychanalytique, sociologique, stylistique, etc. Les documents iconographiques étudiés (couvertures des œuvres du corpus et d'autres) agrémentent le travail et illustrent les propos avancés. La réception des œuvres par les internautes est, quant à elle, élaborée pour la première fois au Liban dans le cadre d'une thèse; elle permet d'ancrer la recherche dans la modernité (voire postmodernité), époque à laquelle la littérature est devenue inséparable de l'univers électronique. Cette association permet également une diffusion et une connaissance plus larges, voire surtout plus rapides, d'Annie Ernaux et de ses œuvres, elle qui proclame toujours que ses expériences intimes et privées constituent en réalité une passerelle vers des phénomènes généraux et collectifs. C'est pourquoi elle qualifie son œuvre d' « autosociobiographique », néologisme qu'elle a forgé pour définir ses divers champs d'écriture.<br /><br />Au fil des ans, Annie Ernaux s'est forgé une place majeure dans la littérature contemporaine, recevant même le prix Renaudot en 1984 pour La Place. Traduites dans plusieurs langues à travers le monde, ses œuvres font désormais partie des programmes scolaires et universitaires et l'une d'elles, Passion simple, a même été adaptée à l'écran sous l'intitulé L'Autre réalisé par Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic en 2008, avec Dominique Blanc dans le rôle de l'héroïne. Ernaux a publié en février 2008 Les Années qualifiée d' « autobiographie impersonnelle » par les critiques et constituant une nouvelle piste de recherche. En fait, quelque soit l'œuvre, Annie Ernaux dérange, fascine, agace, bouleverse, et surtout incite à la réflexion, prélude des changements et des révolutions...
Identifer | oai:union.ndltd.org:CCSD/oai:tel.archives-ouvertes.fr:tel-00420973 |
Date | 18 April 2008 |
Creators | Rouhana, Samar |
Source Sets | CCSD theses-EN-ligne, France |
Language | French |
Detected Language | French |
Type | PhD thesis |
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