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Les déclarations gouvernementales en Belgique (1944-1992). Étude de lexicométrie politiqueDeroubaix, Jean-Claude 11 September 1997 (has links) (PDF)
Résumé Saisir la politique à travers son discours, mesurer en quelque sorte le discours politique des uns et des autres pour mieux les comparer et mettre en évidence en quoi, au-delà de la lecture immédiate et quotidiennement politique, ces discours nous renseignent sur le fonctionnement de la société, voilà les objectifs que nous nous sommes assignés tout au long de cette recherche. Le plan de l'exposé s'ajuste étroitement à la stratégie de recherche qui vise à mener de front sans jamais les confondre une réflexion sur l'objet (le vocabulaire du discours politique gouvernemental belge tel qu'il s'exprime entre 1944 et 1992 dans la déclaration liminaire à la prise de fonction d'un nouveau cabinet ministériel), sur la méthode (le choix, la critique et éventuellement la construction de méthodes qui sans être nécessairement nouvelles dans leur principe le sont dans leur mise en œuvre) et sur l'interprétation (en distinguant bien les deux sens du mot selon qu'il s'agisse de l'interprétation linguistico-socio-politique ou de l'interprétation statistique). L'application des méthodes statistiques de la lexicométrie à un corpus de textes politiques n'est pas une simple opération mécanique. En effet comme pour toute application statistique dans quelque discipline que ce soit, le fait de soumettre des “ données ” formellement bien conditionnées à une procédure ou à un ensemble de procédures statistiques, par la grâce à l'informatique, suffit à la production de résultats. On peut imaginer qu'à ce stade commence le travail du chercheur et celui du lexicologue politique en l'occurrence. Nous savons que ce patron est évidemment irréaliste, qu'une recherche se construit et que, d'une certaine façon, elle demeure indissociable d'une réflexion sur les méthodes et sur l'interprétation. Dans cette recherche-ci en particulier, la découverte de la dominance d'un facteur temporel dans la structuration du vocabulaire politique gouvernemental nous a mené à définir une méthode spécifique pour mettre en évidence ce facteur, pour essayer de l'analyser et de comprendre le processus d'évolution du langage politique qui lui est sous-jacent. Ainsi, la production de ce résultat de lexicologie politique a-t-il été indissociable d'une réflexion sur les problèmes de méthodes d'analyse du vocabulaire. La recherche de la structure du vocabulaire des coalitions gouvernementales s'est faite en construisant, pas à pas, une méthode. Le choix des méthodes est intrinsèquement lié au projet de recherche. Nous avons tenu à expliciter à chaque fois pourquoi nous utilisions une méthode et en quoi celle-ci permettait d'atteindre nos objectifs de manière efficace. Nous étions parti de l'hypothèse que le champ lexical des discours gouvernementaux était essentiellement parcouru par les lignes de force principales du domaine politique en régime de démocratie représentative de masse, c'est-à-dire les lignes de force qu'engendre la polarisation entre la gauche et la droite politique, ou celles que définissent en Belgique les polarisations communautaires (entre Flamands et francophones) et philosophiques (entre catholiques et laïques), nous avons cependant conclu à la continuité gouvernementale comme ligne principale de structuration du vocabulaire. Les textes des déclarations des gouvernements belges écrits et prononcés pour obtenir la confiance des Chambres législatives au moment de l'entrée en fonction d'un nouveau cabinet entre 1944 et 1992 forment une série chronologique textuelle lorsqu'ils sont étudiés du point de vue de la distribution du vocabulaire. Les gouvernants puisent dans plusieurs stocks lexicaux pour faire leur déclaration : Un stock est commun à toutes les déclarations et caractérise la déclaration gouvernementale comme genre de littérature politique, stock dont on peut penser que le segment “ le gouvernement qui se présente devant vous ” et la forme “ confiance ” sont de bons représentants ; à coté de ce stock lexical commun subsistent plusieurs autres stocks qui fournissent durant des périodes déterminées leur lot de vocabulaire. C'est la mise en évidence de ces vocabulaires plus fréquemment employés durant une période déterminée qui nous conduisit à qualifier ce corpus de “ chronique textuelle ”. Le cheminement de la recherche nous a tout d'abord conduit à mettre en œuvre l'analyse factorielle des correspondances et des méthodes de classification automatique. L'abandon de notre hypothèse d'un champ lexical principalement polarisé entre la gauche et la droite au profit d'une hypothèse de structuration temporelle du corpus découle de l'AFC du tableau lexical (tronqué en ne retenant que les formes de fréquence supérieure ou égale à 10) qui révèle un effet “ Gutmann ” sensible sur le plan des axes 1 et 2 (forme en S des projections des points-déclarations). Cet aspect de chronique textuelle est confirmé par la comparaison entre l'ordre naturel de rédaction des déclarations et celui de leur représentation sur le premier axe. Une première définition du contenu lexical de la structure temporelle est proposée grâce à l'étude de la répartition des formes. L'hypothèse d'un effet temporel dévoilé par l'analyse factorielle est mis en évidence aussi à travers les méthodes de classification. Ces méthodes ont permis d'affiner la caractérisation des lignes de forces dégagées par l'analyse factorielle en fournissant des typologies de vocabulaire, en répartissant en classes disjointes les différentes sortes de vocabulaire selon leur fréquence d'usage par les gouvernements successifs. Certaines de ces classes de vocabulaire peuvent être envisagées comme des pots communs, des urnes spécialisées ou générales dans lesquelles ont puisé les gouvernements pour bâtir leur discours. Pour détecter les classes de vocabulaire responsables de l'aspect chronologique, nous avons construit une méthode de classification qui tient compte de la connexité deux à deux des déclarations. Ce qui a permis de distinguer les classes de vocabulaire dont l'usage a varié dans le temps, des classes de vocabulaires d'usage stable ou d'usage accidentel. Nous avons dès lors pu proposer un mode de fonctionnement du renouvellement du vocabulaire des discours gouvernementaux qui puisse rendre compte de la chronologicité de l'ensemble. L'intérêt des méthodes utilisées pour aboutir à ce diagnostic et à cette hypothèse de fonctionnement est d'utiliser peu d'hypothèses a priori tant du point de vue statistique (car les méthodes utilisées appartiennent essentiellement au domaine de la statistique descriptive) que du point de vue de la production sociolinguistique (ou politico-linguistique). Guidée par les données lexicales du corpus, notre démarche n'exclut cependant pas une volonté de définir des méthodes applicables à d'autres corpus. La démarche nous semble exportable : choisir (ou construire) la méthode qui permettra de mettre en évidence plus clairement, plus précisément les phénomènes étonnants déjà découverts, et cela au fur et à mesure du dévoilement des structures, des avancées partielles dans la compréhension. Dans la pratique, cette démarche n'a rien de linéaire. D'autres voies ont été envisagées ; nous avons tenu, dans un chapitre consacré aux expériences, à rendre compte d'au moins l'une d'entre elles : l'usage des distances de Levenshtein pour mesurer la “ dissemblance ” entre textes de déclarations en fonction de la manière dont les formes sont agencées dans le discours. Il nous semble qu'au prix de modifications dans l'application, il émerge peut-être un point de vue statistique intéressant sur le vocabulaire et sa mise en œuvre attestée dans un corpus. Enfin, un dernier apport consiste dans ce qui pourrait paraître, assez secondaire : la mise au point d'une méthode standardisée de choix des exemples qui satisfasse à des critères statistiques (les exemples doivent contenir beaucoup de formes appartenant à la liste à illustrer) et contribue à l'interprétation (en mettant en évidence, les formes d'intérêt dans le segment exemplaire). L'outil de recherche d'un exemple proposé doit être considéré comme une généralisation des concordanciers et autres outils de mise en évidence de contextes car il s'agit d'une méthode de visualisation de contextes communs à plusieurs formes lexicales. Le diagnostic de “ chronologicité ” est déduit d'un travail statistique d'analyse du vocabulaire; nous en proposons aussi une interprétation. Plusieurs facteurs concourent à “ fabriquer ” le caractère chronologique du corpus : le rituel de l'énonciation, la mission dévolue au gouvernement et le mode de composition du gouvernement, chacun de ces facteurs n'étant pas indépendant des autres. Le rituel de l'énonciation est un facteur de détermination de la déclaration gouvernementale comme style de discours politique ; il contribue au moins partiellement à la constitution du stock lexical commun. À ce titre, son action devrait être neutre du point de vue de la chronologicité. Toutefois, le rituel de la présentation officielle du gouvernement devant les chambres (qui représentent la nation) implique que le discours soit un discours rassembleur qui s'adresse à la totalité des électeurs et pas seulement à ceux qui ont voté pour la majorité. Ce discours, par définition, se doit de gommer les éléments partisans qui sont présents dans les discours électoraux. De ce fait, ce discours va puiser une partie de ses thèmes dans l'actualité politique, dans les problèmes politiques du moment, mais en mobilisant le vocabulaire commun en usage dans l'ensemble du monde politique pendant la période qui a précédé sa demande de confiance et non un vocabulaire partisan. Les problèmes liés à la guerre, à la mise en place de la Sécurité sociale, à la “ crise ” énergétique, à la transformation institutionnelle n'ont jamais été résolus le temps d'un seul gouvernement. On conçoit donc qu'ils induisent des effets de périodisation dans le vocabulaire du corpus : plusieurs gouvernements successifs vont s'y référer jusqu'à ce qu'ils disparaissent provisoirement ou définitivement de la liste des problèmes de l'heure. Le rituel conduit à diminuer l'impact du lexique partisan dans le discours de présentation, mais il favorise l'émergence d'un vocabulaire caractéristique de la période politique. Sans l'imposer, le rituel implique donc une mise en retrait des aspects partisans du programme politique. Le rôle dévolu au gouvernement comme représentant de l'État renforce cette pression sur l'effacement, dans le discours inaugural, de l'idéologie partisane. Au nom de la continuité de l'État, il conduit à utiliser le vocabulaire des gouvernements précédents pour marquer cette volonté de permanence dans la gestion des problèmes du moment. La contrainte de gestion “ raisonnable ” des affaires d'État, que s'imposent les gouvernements, aligne le discours sur l'actualité politique plutôt que sur la mise en œuvre d'un bouleversement idéologique. Enfin, les cabinets qui ont été investis de l'autorité exécutive durant la période 1944-1992 ont été essentiellement des cabinets de coalition. L'atténuation des programmes est le propre de la discussion autour de la formation d'un gouvernement, la recherche du compromis l'impose. Sans oublier qu'il n'est pas inutile de laisser du flou dans le programme de gouvernement, de recourir donc plus à l'énoncé des problèmes à prendre en considération qu'à la proposition de solutions concrètes. Ceci favorise encore la reprise des thèmes d'actualité et leur vocabulaire plus que la mobilisation d'un vocabulaire partisan. La périodisation du corpus répond donc à une périodisation de la vie politique belge autour de thèmes imposés par la situation sociale, économique, communautaire ainsi que par la situation internationale. La politique partisane est peu présente dans le discours gouvernemental car elle s'exprime dans le discours des partis et dans celui des parlementaires. Le gouvernement unifie le discours partisan dominant. La présence quasi constante dans l'exécutif d'une famille politique (les partis catholiques) inhibe les ruptures ; cette famille se succède à elle-même, ne se désavoue pas et fait du discours gouvernemental un discours “ neutralisé ”. Ceci ne signifie nullement que l'action du gouvernement soit neutre. L'idéologie bien entretenue d'un discours gouvernemental empreint de raison, responsable et qui place l'intérêt de l'État et de la Nation au-dessus des querelles de partis est éminemment favorable aux partis qui se réclament du centre (comme les partis sociaux-chrétiens) au détriment de leurs partenaires plus marqués dans le champ politique traditionnel (libéraux et socialistes) ou communautaire (Volksunie, FDF, Rassemblement wallon). L'exposé de programme gouvernemental se distingue du discours partisan en ce qu'il prétend réunir la totalité de la nation dans un projet commun, laissant au discours partisan le rôle de réunir les électeurs du parti autour d'un programme d'éventuel “ projet commun ”. Les vocabulaires utilisés portent la marque de cette division politique des tâches. En somme, transparaissent dans le discours gouvernemental les éléments, les mots, d'une “ culture ” politique commune aux milieux dirigeants. Cette “ culture ” qui transcende les différences entre partis évolue surtout sous la poussée de la transformation de la société et en fonction des mutations politiques extérieures surtout en Belgique, petit pays soumis aux influences de nations plus puissantes.
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