Plongé dans une fiction littéraire, le lecteur peut faire l'expérience de sensations somesthésiques. Cette expérience, que nous appelons « lecture empathique », est l'objet de cette thèse. Il est difficile de l'expliquer à l'aide des théories de la lecture et de l'interprétation qui ignorent le rôle du biologique dans les processus de construction de la signification. C'est pourquoi nous proposons d'adopter une approche neuroesthétique dans laquelle le sens émerge de l'interrelation entre la cognition et la sensori-motricité que reconnaissent de nombreux philosophes, neurologues et psychologues contemporains. Cette approche interdisciplinaire constitue un des apports scientifiques de cette thèse, laquelle confronte la pensée littéraire et sémiotique à la complexité d'une réalité empirique ne cadrant pas toujours avec ses théories. À travers cette confrontation, ainsi que par l'analyse d'un corpus réunissant quatre auteurs américains contemporains, la lecture empathique apparaît comme un phénomène dont les aspects varient en fonction des caractéristiques formelles des œuvres qui la suscitent, des prédispositions physiologiques et psychologiques du lecteur, ainsi que du contexte de lecture. Il faut ainsi concevoir la lecture empathique comme un ensemble de pratiques qui s'étendent d'une lecture presque hallucinatoire, où le lecteur s'immerge complètement dans l'univers fictionnel et fait l'expérience étonnante de sensations fantômes, jusqu'à une mobilisation inconsciente du sensori-moteur dans le traitement sémantique du langage écrit. Cette mobilisation inconsciente forme la version faible, diffuse et générale de la lecture empathique. Elle s'explique par le fait que, si l'on en croit les chercheurs défendant une conception incarnée de la cognition, la compréhension d'un concept - et à plus forte raison d'un concept mis en scène dans un récit - implique l'activation de simulations neuronales sensori-motrices. Mais comment passe-t-on de ces simulations inconscientes à l'expérience de sensations fantômes, vécues par un corps hybride faisant interface entre le sémiotique et le somatique? Parce que les sensations peuvent advenir à la conscience sans stimulus en provenance du système nerveux périphérique, il est possible de concevoir que le lecteur empathique puisse entrer en résonance avec les formes sensorielles véhiculées par un texte littéraire. L'intensité de cette expérience empathique dépend notamment du niveau d'implication psychique du lecteur dans cette fiction, de sa capacité et de son désir de s'abandonner au texte, à sa voix et à ses images. Le texte doit, de son côté, créer ce désir puis guider le lecteur à travers un langage riche en sensations. C'est ce qu'accomplit le roman autobiographique de James Frey, A Million Little Pieces. Cette œuvre produit l'équivalent littéraire de la réception des body genres cinématographiques où le corps du spectateur reproduit de manière presque involontaire l'état sensoriel du personnage qu'il contemple. Si la narration de A Million Little Pieces favorise, à travers son expression presque onomatopoiétique de la douleur, une expérience somesthésique de la fiction, le roman Guide, de Dennis Cooper, pousse le lecteur vers un rapport intellectuel et optique (non haptique) aux corps érotiques ou souffrants de ses personnages. De même, et contrairement à sa nouvelle Guts qui met en place une didactique somesthésique efficace, les romans Survivor et Choke, de Chuck Palahniuk, se prêtent mal à la lecture empathique. Pourtant, la perspective d'une littérature capable de toucher physiquement son lecteur apparaît, dans ces œuvres, comme une force capable de contrer la dissolution postmodeme du sens et de la sensation. La perspective de la lecture empathique, et plus généralement celle d'une littérature physicaliste, revêt donc chez Palahniuk un caractère politique. Ce caractère devient métaphysique dans House of Leaves, de Mark Z. Danielewski, un roman que dynamise la possibilité d'une incarnation corporelle de la fiction, incarnation menaçante (puisque prenant la forme d'un monstre métaleptique) qu'il promet à son lecteur en échange de son investissement interprétatif. En mettant l'accent sur l'expérience de ces œuvres littéraires plutôt que sur leur interprétation, le modèle de la lecture empathique développé dans cette thèse permet de repenser la question de leur valeur artistique en termes de puissance sensorielle plutôt que de stimulation cognitive ou d'innovation formelle et générique. Ce modèle fait donc plus que de décrire un phénomène : il revalorise l'effet sensoriel et l'immersion fictionnelle, dessinant ainsi le projet d'une technique de lecture qui vise à intensifier la participation corporelle du lecteur dans son expérience de la fiction littéraire.
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MOTS-CLÉS DE L’AUTEUR : Théorie de la lecture, Neurologie et littérature, Théorie de la fiction, Littérature américaine contemporaine, Cognition incarnée, Empathie, Simulation, Immersion
Identifer | oai:union.ndltd.org:LACETR/oai:collectionscanada.gc.ca:QMUQ.3883 |
Date | 09 1900 |
Creators | Patoine, Pierre-Louis |
Source Sets | Library and Archives Canada ETDs Repository / Centre d'archives des thèses électroniques de Bibliothèque et Archives Canada |
Detected Language | French |
Type | Thèse acceptée, NonPeerReviewed |
Format | application/pdf |
Relation | http://www.archipel.uqam.ca/3883/ |
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