Durant la guerre dite « d’Indochine » (1945-1954), plus de 20 000 combattants français, légionnaires et africains, sont portés « prisonniers et disparus ». Pour la majorité prisonniers de guerre (PG) de la République démocratique du Vietnam (RDV), ils sont soumis à un régime alimentaire et sanitaire qui, s’il est proche de celui des Vietnamiens, fait des ravages dans leurs rangs. Mais le rythme terrible des morts n’est pas le seul choc qui les attend en captivité, où ils se voient imposer une éducation politique visant à leur ouvrir les yeux sur la condition du prolétariat militaire qu’ils forment ainsi que sur celle du peuple vietnamien exploité par le colonialisme français. Désorientés par ces conditions de captivité, les PG voient leurs repères sociaux et moraux singulièrement mis à l’épreuve. Les PG se voient en effet contraints, pour survivre, de « jouer le jeu » de la propagande de leurs geôliers, enfreignant de ce fait leur devoir de soldat. Dans chaque camp, des microsociétés de captifs s’agrègent et se désagrègent, occasionnant entre eux d’importants clivages – encore sensibles aujourd’hui. Tous ensemble, ces éléments contribuent à assoir dès les années 1950 une analyse à charge de la captivité : les PG auraient été « exterminés » par leurs geôliers, fortement « soupçonnés » par leur hiérarchie après leur libération, et immédiatement « oubliés » de leurs compatriotes. Cette triple lecture – ici sensiblement nuancée – forge ainsi, pour les décennies à venir, les conditions de possibilité pour les anciens PG de la RDV de s’ériger en victimes.Mais l’expérience n’est pas également douloureuse chez tous les PG : au contact des Vietnamiens, ils deviennent également les sujets d’une expérience inter-nationale hors normes ; certains estiment même avoir retiré de cette expérience « une certaine vision enrichissante », à tout le moins font-ils part de leur soif de comprendre l’extraordinaire expérience qu’ils viennent de vivre. Pour les cadres militaires notamment, cette expérience est porteuse d’un premier « devoir de mémoire ». Plus jamais pareille défaite réclament ainsi nombre d’« anciens d’Indochine » basculant dans la « Guerre d’Algérie », modélisant « l’action psychologique » subie en captivité dans la perspective d’une « contre-insurrection » à la française. « Plus jamais ça ! » clament également nombre d’anciens PG, munis de la légitimité d’un anticommunisme empirique, pour condamner en France le mouvement de mai 1968, l’Union de la Gauche, ou les massacres commis au nom du marxisme ailleurs dans le monde. Pour certains, l’expérience de la captivité est même sublimée en une forme d’éthique pratique qui contribuera à conduire certains d’entre eux jusqu’aux plus hautes sphères, d’où ils participeront à initier le combat qui prendra son essor à partir des années 1980 pour la reconnaissance et la réparation des traumatismes subis par les PG de la RDV.Dans l’air du temps de la fin du XXe siècle, les témoins vont en effet mobiliser le traumatisme comme ressource pour la mobilisation initiée au nom de la mémoire de leur expérience. Le témoignage devient alors, tout à la fois, un matériau d’expertise historique avec la thèse de l’ancien PG R. Bonnafous en 1985, d’expertise médicolégale après l’adoption en 1989 du « statut de prisonnier du Viet-Minh », et d’expertise judiciaire lors de l’« affaire Boudarel ». La chute du bloc soviétique, l’affaissement du tiers-mondisme et de l’anticolonialisme et l’avènement de « l’ère de la victime », autorisent en effet les anciens PG de la RDV, dont le collectif s’institutionnalise et s’élargit avec la création en 1985 de l’ANAPI, à se reconnaître en tant que victimes et à travailler à être reconnus comme tels. Cette lecture victimaire de la captivité de guerre en Indochine offre au final la clé d’une patrimonialisation relative de leur expérience sur le mode paradigmatique de la mémoire des crimes et génocides nazis… le tout sur fond de réhabilitation de la colonisation française. / During the Indochina war (1945-1954), more than 20,000 French combatants, legionnaires and Africans, are listed "prisoners and missing". Prisoners of war (POW) of the Democratic Republic of Vietnam (DRVN) for the majority, they are subjected to a food and health regime that, if it is close to that of the Vietnamese, wreaks havoc in their ranks. But the terrible rhythm of the dead is not the only shock awaiting them in captivity, where they are forced to undergo a political education aimed at opening their eyes to the condition of the military proletariat they form, as well as to that of the Vietnamese people exploited by the French colonialism. Disorientated by these conditions of captivity, the POWs find their social and moral landmarks singularly put to the test. In order to survive, the POWs are forced to "play the game" of their jailers' propaganda, thereby violating their duty as soldiers. In each camp, captive micro-groups aggregate and disintegrate, causing important cleavages, still sensitive today, between them. This triple reading - here considered with nuance - thus forges, for decades to come, the conditions for the possibility of the former POWs of the DRVN becoming victims.But the experience is not as painful for all the POWs: when they come into contact with the Vietnamese, they also become subjects of an extraordinary international experience; some feel that they have even gained "a certain enriching vision" from this experience, at least they express their wish to understand the extraordinary experience they have just had. For officers in particular, this experience take the form of a first "duty to remember". Never again such defeats claim many Indochina veterans who fall into the "Algerian War", modeling "psychological action" suffered in captivity with the prospect of a French-style "counter-insurgency". "Never again!", claim many former POWs with the legitimacy of an empirical anti-communism, condemning, in France, the May 1968 movement, the "Union de la Gauche", or the massacres committed in the name of Marxism elsewhere in the world. For some, the experience of captivity is even sublimated into a form of practical ethics that will help to lead some of them to the highest political level, from where they will participate in initiating the fight that will take off from the 1980s onwards for the recognition and repair of the traumatisms suffered by the DRVN's POWs.In the spirit of the late twentieth century, witnesses mobilize trauma as a resource for mobilization initiated in the name of the memory of their experience. The testimony then becomes, at the same time, a material of historical expertise with the thesis of the former POW R. Bonnafous in 1985, of medico-legal expertise after the adoption in 1989 of the "prisoner of Viet Minh" status, and of judicial expertise during the "Boudarel affair". The fall of the Soviet Union, the collapse of the Third World and the anti-colonialism, and the advent of the "era of the victim", indeed, allow the former POWs of the DRVN, whose collective is institutionalised with the creation of the ANAPI in 1985, to recognize themselves as victims and to work to be recognized as such. This victimized reading of the war captivity in Indochina ultimately offers the key to a relative patrimonialization of their experience on the paradigmatic mode of memory of Nazi crimes and genocides... all against a background of the rehabilitation of the French colonization.
Identifer | oai:union.ndltd.org:theses.fr/2017MON30019 |
Date | 24 November 2017 |
Creators | Mary, Julien |
Contributors | Montpellier 3, Rousseau, Frédéric |
Source Sets | Dépôt national des thèses électroniques françaises |
Language | French |
Detected Language | French |
Type | Electronic Thesis or Dissertation, Text |
Page generated in 0.0029 seconds