« Survivre » (viživati) est un mot du terrain. Il souligne plusieurs aspects de la vie quotidienne : - les efforts constants à déployer pour trouver de quoi se nourrir, s’habiller et payer un logement, des soins ou des études ; - la dégradation perçue du niveau de vie ; - une aspiration à mieux, à une économie « développée » et stable ; - un certain ressentiment contre l’Etat, « ceux qui dirigent et décident » (pri vladi), ou les employeurs, ceux qui ne payent plus le travail à sa juste valeur (robota ne cinuêt’câ). Ces sentiments sont encore accrus sur le terrain ukrainien par les conséquences économiques de la guerre à l’Est du pays depuis 2014. De fait, l’inflation est repartie à la hausse, dépassant les 60 % en avril 2015, après la période de relative stabilité des années 2000 et un retour à la normale depuis les effets de la crise financière internationale en 2008-2009.A partir d’un terrain dans un canton du centre de l’Ukraine, la thèse remet en perspective cette impression de « survie ». Par-delà le sentiment partagé d’une débrouille généralisée, apparaissent des régularités sociales, dont l’enquête s’évertue à restituer les logiques sociales, c’est-à-dire à saisir les formes de « l’informel ».La thèse s’appuie sur les concepts et méthodes de la sociologie du travail et de l’anthropologie économique, croisant une littérature spécifique aux espaces postsocialistes, surtout en langue anglaise, et les acquis des travaux récents de la sociologie des classes populaires en France. L’ethnographie y a joué un rôle central. Elle s’est appliquée à la fois à l’observation des espaces domestiques et des scènes de travail, mais également au travail des administrations locales et à leurs usages des catégories statistiques et règlementaires. Elle est complétée par un usage extensif d’archives, d’entretiens menés avec des responsables régionaux et nationaux du monde agricole et d’une base statistique (Ukrainian Longitudinal Monitoring Survey) regroupant les données sur plus de 7000 trajectoires dans 3000 ménages. Les chapitres successifs explorent diverses scènes sociales : « l’espace domestique », les champs des entreprises agricoles locales, les chantiers de construction et les marchés des produits agricoles.Ainsi, la recherche fait ressortir divers processus sociaux de régulation des activités économiques, en-deçà et au-delà de tout encadrement légal. Elle met notamment en avant deux aspects saillant de cette régulation. D’une part, l’organisation du travail agricole dans les entreprises locales témoigne de la reproduction de rapports hiérarchiques datant de la période soviétique, malgré les transformations du régime de propriété et des relations d’emploi suite à la privatisation des terres agricoles. Les multiples conflits locaux et les formes de domination, qui se retrouvent dans d’autres études de cas sur les espaces post-socialistes, justifient une approche en termes de classes sociales. D’autre part, l’observation de diverses scènes sociales et de leur superposition a permis de montrer le rôle de l’interconnaissance et des effets de réputations sur les classements et les positions occupées par les personnes rencontrées sur les marchés de l’emploi ou les marchés des produits agricoles. Les sociabilités locales, marquées par la division sexuelle du travail mais aussi par des inégalités économiques, jouent un rôle déterminant dans la différenciation sociale et dans les opportunités d’accès aux multiples marchés.Le terrain ukrainien, de par les bouleversements qu’il connaît depuis 25 ans, offre un point de comparaison à une réflexion sur les modes d’institution des pratiques économiques qui ne prennent pas pour acquis les cadres légaux ou statistiques et, par eux, les échelles régionales et nationales des études des phénomènes économiques. En s’appuyant sur l’ethnographie, la thèse tente ainsi d’apporter sa contribution à une sociologie globale des classes sociales, attentive à l’espace et à l’histoire des rapports sociaux. / In Ukraine, rural inhabitants regularly use the verb “viživati” (to survive) to describe their situation and their diverse economic activities. In so doing, they highlight different aspects of their practices: - their permanent efforts to make the ends meet, to provide their family with food, clothing, health care or tuition fees; - the decline of their standard of living; - their desire for a better life in a “developed” and stable economy; - the temporary and fragile balance of their daily arrangements; - and a resentment against the State, “people in power” (“lûdì pri vladi”) or employers, who do not pay as they used to (“robota ne cinuêt’câ”). This local perception of economic realities is reinforced in Ukraine today in the afterwards of the upheaval of Maidan and the war on the eastern part of the country in 2014. Inflation rate increased and reached 60% in april 2015. This new crisis happen after a period of growth and relative stability during the 2000s.Through a field research in a district in central Ukraine, the thesis explain and qualify this impression of generalized “survival”. It shows the social regularity and reproduction beyond coping practices. The research catches and sketches the social logics, which give forms to the mostly “informal” economy.The analysis is based on methods of sociology of work and economic anthropology. It discusses two corpuses: the post-socialist studies, mostly in English and specialized on this area, and the sociology of social classes that is recently developed, in France notably. The ethnographic and localized field research has been central to this analysis. It has allowed an observation of different relations (domestic, commercial transactions or employment relations) and also of local administrations who try to regulate economic activities. The research stem also on archives material, on interviews with local and national officials and on statistical analysis. The data from the Ukrainian Longitudinal Monitoring Survey, which comprise more than 7000 observations and 3000 households, have been used to test the hypothesis from the field. The successive chapters of the thesis explore different social spaces: domestic spaces, the fields from agricultural enterprises, building sites, markets of agricultural products.The main results concern the social processes of local economic regulation, beyond and below legal and administrative rules. On one hand, the local job market is dominated by agricultural enterprises. Despite the reforms of privatization and the new system of employment, those enterprises are still in the hands of the former soviet managers or their heirs. Maintained hierarchies in the system of production stand in favor of an approach of the local situation through the reproduction of social classes.On the other hand, in a context of uncertainty and institutional transformation at a national level, groups of affiliation and local reputation play an important role in determining social positions. In postsocialist rural areas, the social structure is not only defined through positions at work but also out of work, on markets of agricultural products. The sexual division of labor and the small economic differences between households are structuring for social differentiation and inequalities. Position in local groups of affiliation is determinant to get access to larger markets and to long distance transactions.This field research in Ukraine, through the upheaval of the past 20 years, represents an opportunity to question approaches of social spaces in context of crisis. Frames of institution of economic practices and the national level of analysis of social hierarchies can not be taken for granted. In this way, the localized ethnography proposed here is a contribution to a global sociology of social classes.
Identifer | oai:union.ndltd.org:theses.fr/2018UBFCH016 |
Date | 04 October 2018 |
Creators | Deffontaines, Pierre |
Contributors | Bourgogne Franche-Comté, Laferté, Gilles |
Source Sets | Dépôt national des thèses électroniques françaises |
Language | French |
Detected Language | French |
Type | Electronic Thesis or Dissertation, Text |
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