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Jeunes, violence et société. Analyse du discours de la Chambre des Représentants entre 1981 et 1999 dans une perspective de criminologie critique.Nagels, Carla 22 January 2004 (has links)
Fidèle à notre orientation sociologique et criminologique, cette recherche s’inscrit dans une perspective critique. C’est-à-dire dans un courant de pensée qui conçoit la société, non pas comme un tout homogène, non pas comme un ensemble d’individus en interrelation, mais bien comme l’expression de rapports conflictuels entre groupes sociaux, comme l’expression de rapports de domination.
La thèse analyse le discours de la Chambre des représentants de 1981 à 1999. Elle pose comme hypothèse générale que le discours sur l’augmentation de la violence des jeunes, considérée comme un problème social digne d’intérêt politique, doit s’analyser à la lumière des modifications importantes qui affectent le discours politique dans son ensemble.
La formulation de cette hypothèse générale repose sur un ensemble de développements qui ont précédé son élaboration. C’est l’objet de la première partie de ce travail. Dans cette première partie, les deux concepts en présence sont problématisés, c’est-à-dire les jeunes et la violence, ainsi que leur association, c’est-à-dire la violence des jeunes. Dans cette partie également nous construisons un cadre analytique et méthodologique qui va guider l’analyse du matériel empirique. La deuxième partie de la recherche est, elle, entièrement consacrée à l’analyse du discours de la Chambre des représentants sur vingt ans. Reprenons ces deux parties.
En ce qui concerne les deux concepts en présence, il faut noter d’emblée qu’il n’est guère possible de les enfermer dans une définition univoque. Tant la jeunesse que la violence s’apparentent plutôt à des constructions sociales qui évoluent dans le temps et dans l’espace. On ne peut évoquer la jeunesse sans tenir compte du statut social qu’on lui accorde, c’est-à-dire de la place que lui réserve la société. Sa définition n’est donc pas arrêtée une fois pour toute. Quant à la notion de violence, sa définition est encore plus problématique. Ainsi quand on tente de répertorier dans la littérature scientifique les différents phénomènes qui sont associés à la violence des jeunes, on ne peut que s’étonner de leur diversité. La violence désigne coups et blessures, meurtres, hold-ups, viols, racket, etc. c’est-à-dire un ensemble d’actes pénalement répréhensibles. Mais la violence est également associée à ce qu’on appelle des incivilités. Enfin, la violence concerne également ce que Pierre Bourdieu appelle la violence symbolique, c’est-à-dire celle que subissent les jeunes auxquels la société ne semble plus capable d’accorder une place.
Etant donné que les concepts de jeunesse, et surtout de violence, ne peuvent pas se définir de manière univoque, il est bien difficile de déterminer dans quelle mesure la violence des jeunes s’accroît. Cet objet recouvre en effet des réalités tellement diverses qui n’ont pas grand chose en commun, si ce n’est de se voir assigner une valeur négative. Par contre, une chose est tout à fait certaine : le discours sur la violence des jeunes, tant politique que médiatique et scientifique, s’amplifie, lui, de manière exponentielle depuis une quinzaine d’années. Et, l’utilisation du concept de « violence » n’est pas neutre. Il désigne toujours un phénomène problématique à éradiquer. Il permet aussi d’entretenir une image catastrophiste de la réalité et d’agir en conséquence. Cette image « catastrophiste » ne résiste pourtant pas à l’analyse. Les seuls faits de « violence » qui semblent en effet augmenter sont les « émeutes urbaines ». La délinquance juvénile enregistrée semble, quant à elle, plutôt témoigner d’une dégradation des relations entre jeunes et forces de l’ordre. Quant aux « agressions », même si elles augmentent, elles concernent essentiellement les jeunes (défavorisés) entre eux. Elles sont d’ailleurs pour 50% des agressions verbales. Loin de nous l’idée de nier qu’il existe des situations-problèmes, parfois même graves, mais tenter de les résoudre par une répression accrue, est pour le moins réducteur, voire même inefficace. Or, les discours qui dominent vont dans le sens d’une répression accrue et la dénomination des divers phénomènes sous le vocable « violence » participe en plein à ce processus.
À partir de ces constats, il nous a semblé intéressant d’analyser comment le discours sur la violence des jeunes émerge, comment il se construit et à quelles préoccupations il répond. La trame de ce travail consiste donc à tenter, d’une part, de cerner l’évolution des deux concepts retenus et, d’autre part, de montrer comment ils se rencontrent. Mais il s’agit aussi de comprendre quel est l’enjeu de la lutte qui a permis cette rencontre et comment cette lutte s’est structurée.
Pour ce faire, l’analyse du discours politique nous a paru la plus adéquate. En suivant Max Weber, si l’Etat moderne se caractérise par le monopole de la violence légitime, c’est également lui qui possède le pouvoir de désigner quels sont les comportements qui relèvent de la violence « illégitime ». De plus, le fait de s’intéresser au champ politique présente un double avantage. Tout d’abord, selon la théorie des champs développée par Pierre Bourdieu, et plus particulièrement son analyse du champ politique, il s’agit bien d’un espace où des agents sont en lutte pour la reconnaissance de certaines visions et divisions de la réalité sociale, c’est-à-dire pour sa catégorisation. Ensuite, toujours selon Bourdieu, le discours dominant, celui qui acquiert le plus de légitimité, est en quelque sorte capable de se réaliser, notamment parce qu’il s’inscrit durablement dans l’appareil d’Etat. Comme le dit cet auteur : « Dire, c’est faire », et c’est d’autant plus vrai en ce qui concerne le discours politique.
Le champ politique doit donc s’analyser comme un espace relationnel et conflictuel. Le choix s’est porté sur la rhétorique de la Chambre des Représentants. C’est un discours facilement accessible, qui a la particularité de regrouper tant les prises de position du gouvernement que celles de la majorité et de l’opposition. Mais dans une démocratie à scrutin proportionnel telle que la Belgique, notons que les discours de la majorité et de l’opposition ne sont pas homogènes. Par ailleurs, il fallait couvrir une période suffisamment longue pour voir comment les deux objets « jeunesse » et « violence » étaient perçus chacun séparément avant d’être associés. L’analyse débute ainsi à la première législature du gouvernement Martens-Gol en novembre 1981. Elle prend fin avec le dernier gouvernement de Jean-Luc Dehaene en juin 1999 et couvre ainsi cinq législatures, presque deux décennies.
La méthode d’analyse, s’inspire, elle, de la méthode archéologique de Michel Foucault. En accord avec cet auteur, la recherche part du postulat que le discours est une pratique qui a ses propres règles d’existence, c’est-à-dire qu’il peut s’analyser comme pratique autonome. L’étude reste donc entièrement à l’intérieur du discours analysé. Elle ne sollicite pas d’apports extérieurs pour conforter les évolutions qu’elle fait apparaître. Elle ne nie pas la réalité de l’extérieur, du non-discursif, mais estime qu’une analyse du seul discours peut déjà s’avérer pertinente pour rendre compte d’une évolution.
Décrire le discours politique consiste alors à :
Premièrement, analyser ce qui peut devenir objet d’énonciation de la politique : de quoi parlent les députés ?
Deuxièmement, évaluer la place que le locuteur doit occuper pour pouvoir légitimement prétendre à un discours sérieux, c’est-à-dire l’appartenance à la majorité ou à l’opposition, le nombre de députés faisant partie d’une formation politique, le poids accordé aux interventions par les autres députés.
Troisièmement, déterminer les différents concepts mobilisés dans le discours et les théories auxquelles ils donnent lieu : comment les députés parlent-ils des objets ?
L’objectif est double. D’une part, sur un axe diachronique, relever les discontinuités du discours, montrer comment et sur quels points il se modifie, comment l’évolution s’opère. D’autre part, sur un axe synchronique, tenter de découvrir l’unicité du discours, faire apparaître sa cohérence interne.
Puisque la recherche porte sur vingt ans et que le discours à la Chambre est particulièrement prolifique, il était matériellement impossible d’analyser la totalité de ce discours. Un choix a donc dû être opéré en rapport avec le sujet de cette recherche. Toujours est-il que l’analyse porte sur quelque 10.000 pages de ce discours. Partant d’une analyse des déclarations et communications gouvernementales selon le jeu proprement politique entre un gouvernement, une majorité qui le soutient et une opposition qui le critique, nous avons pu dégager une grille d’analyse qui a ensuite été appliqué aux deux objets particuliers : la violence et la jeunesse. La démarche se veut donc inductive dans le sens où la grille d’analyse est entièrement tirée de la première section et n’a pas été construite a priori.
La grille d’analyse s’élabore en quatre temps.
Premièrement, l’analyse des déclarations et communications nous permet de dégager trois périodes distinctes : de 81 à 88, de 88 à 92, de 92 à 99. Cette périodisation se vérifie à l’aune de deux critères : la structuration différente du champ politique et l’interprétation différenciée de la crise économique et de l’emploi.
En ce qui concerne le premier critère, il s’agit essentiellement du changement de coalition gouvernementale : de 81 à 88 une coalition libérale social-chrétienne est au pouvoir et ensuite les socialistes gouvernent avec les sociaux-chrétiens. Mais l’importance accrue de nouvelles forces politiques comme le Vlaams Blok et les écologistes et la disparition d’autres forces tels l’UDRT et les communistes participent également au changement de structure du champ politique.
Le deuxième critère de périodisation, c’est-à-dire l’interprétation différenciée de la crise, a été choisi pour sa prégnance : la gestion de la crise constitue en effet la préoccupation majeure des débats à la Chambre au cours de toute la période étudiée. Et cette gestion prend des formes différentes selon les périodes sélectionnées.
La deuxième étape de la construction de la grille d’analyse consiste à repérer une évolution similaire à propos de plusieurs thématiques : la politique générale, la politique de l’emploi, la politique de l’immigration, la politique de l’éducation, l’image véhiculée de la jeunesse ou la délinquance au sens large ainsi que sa prise en charge.
Au cours de la troisième phase, nous avons pointé les modifications dans les discours des forces politiques en présence, selon les périodes. Certains discours acquièrent de plus en plus de légitimité. Certains partis parviennent à inscrire durablement leurs objets privilégiés à l’agenda politique. Mais d’autres discours ou objets disparaissent. Ces trois étapes constituent l’analyse diachronique du matériel. Elle permet de relever les discontinuités dans le discours, de montrer comment les différents objets se construisent, s’analysent, évoluent, disparaissent puis réapparaissent sous des formes modifiées. Elle permet aussi de voir comment et pourquoi certains objets gagnent en importance.
Reste la quatrième étape. Elle relève l’unicité des discours en fonction de la périodisation retenue. C’est l’axe synchronique qui se concrétise par la grille d’analyse proprement dite. Quelle que soit la thématique envisagée, à l’intérieur de chaque période, le discours tenu à la Chambre se structure de façon identique. Le champ politique reste un espace de lutte, mais le « ce sur quoi les députés luttent » se métamorphose fondamentalement. Si ce changement est surtout manifeste entre la première période et la troisième période, la période intermédiaire est pourtant cruciale pour qu’il puisse s’opérer. Le discours optimiste face à l’avenir qui caractérise la période 88-92 et qui se base sur des indicateurs économiques favorables, va en effet permettre de passer de l’un à l’autre.
Dans la première période, les années 80, les débats se structurent autour de visions et de divisions de la réalité sociale qui sont clairement antagonistes. L’a priori historique, dirait Foucault, du champ politique est bien particulier. Les agents politiques défendent les intérêts de classes sociales en lutte et la lecture privilégiée est celle du conflit qui oppose patronat et travailleurs. Toutes les thématiques (violence, délinquance, immigration, emploi, éducation) sont abordées à travers ce prisme particulier. Dans ce contexte, le rôle de l’État est d’apaiser les tensions entre les classes sociales. Les écologistes sont les seuls à rester étrangers à ce débat. Ils ne défendent pas les intérêts d’une classe sociale particulière, en relation conflictuelle avec une autre. Ils privilégient plutôt une conception de l’être humain, de la dignité humaine, fortement inspirée par la philosophie des droits de l’homme.
L’image emblématique de la violence, dans cette première période, est la manifestation de contestation. Il s’agit d’une violence collective, qu’expriment les mouvements sociaux en ébullition. Pour les socialistes et les communistes, cette violence est souvent provoquée par les forces de l’ordre et elle répond par ailleurs à l’autre violence, peut-être moins visible mais tout aussi réelle, celle que le patronat fait subir aux travailleurs. Par contre, pour les libéraux, l’UDRT, le Vlaams Blok et, dans une moindre mesure les sociaux-chrétiens, la violence est entièrement le fait des manifestants. Ces partis adressent d’ailleurs une mise en garde à « ceux » qui incitent à la manifestation et donc à la violence, à savoir les socialistes.
Les socialistes et les communistes estiment en effet que le gouvernement, avec l’appareil d’État qu’il dirige, joue clairement la carte du patronat. Au lieu d’atténuer les conflits sociaux, l’Etat les exacerbe. Au lieu d’éradiquer la violence, il la stimule. Il n’apaise plus les tensions entre les classes sociales. C’est pourtant son rôle après tout. Pour les socialistes et les communistes, la mise en avant de la montée de l’insécurité et de la délinquance ne sert qu’à renforcer la politique de sécurité et les appareils de maintien de l’ordre, pour pouvoir contenir les débordements sociaux auxquels la politique néo-libérale va inévitablement mener. C’est l’interprétation qui est privilégiée par ces partis, quel que soit le type de violence en cause (hooliganisme, terrorisme).
Les écologistes, une nouvelle fois, ne participent pas au débat. Pour eux, la violence est celle d’une société productiviste, d’une société de consommation et les travailleurs y participent tout autant que le patronat.
En matière de jeunesse, la lecture est quelque peu différente. Elle ne passe pas par le prisme de la lutte des classes. Les députés ne parlent pas de la « jeunesse laborieuse », mais de la « jeunesse » tout court. Et tous évoquent le problème de sa future marginalisation. Les libéraux sont les seuls à ne voir aucun lien entre la marginalisation de ce groupe social particulier et sa précarisation accrue. Toutes les autres forces politiques font le lien de manière tout à fait explicite. La problématique du chômage des jeunes irrigue d’ailleurs l’ensemble des discussions. Tous les députés estiment qu’un peuple conscient de son avenir doit investir dans sa jeunesse, lui assurer une éducation de qualité et mettre en œuvre des politiques sociales actives à son égard.
Malgré ce consensus sur la finalité à poursuivre, des conceptions différenciées s’expriment évidemment en fonction de l’appartenance politique. Ainsi, pour les sociaux-chrétiens, s’il faut investir dans la formation des jeunes, c’est pour rendre ceux-ci plus compétitifs sur le marché du travail. L’opposition « de gauche » estime, quant à elle, que la jeunesse est fortement pénalisée par le gouvernement. Celui-ci se contente de défendre les thèses du patronat et ne se préoccupe que de réduire le déficit des finances publiques. Pour les socialistes, un jeune devra dorénavant être issu d’un milieu favorisé pour pouvoir prétendre à une intégration sociale réussie. Et les écologistes affirment que cette pénalisation de la jeunesse va tout à fait à l’encontre de son émancipation. Cette lecture en termes de risque de marginalisation est prédominante. Mais elle coexiste néanmoins avec une autre lecture, en termes de risque de révolte, qui s’exprime le mieux à travers l’adage : « qui sème la misère, récolte la colère ».
Dans la troisième période, les années 90, une nouvelle structuration du débat apparaît clairement. C’est une autre manière de lire la réalité, de la catégoriser et d’agir sur elle. Les discussions ne se structurent plus autour de classes sociales en conflit pour la sauvegarde de leurs intérêts mais autour d’une image de la société composée d’individus ayant des droits et des devoirs et sujets à des risques « sociaux ». Dans ces conditions, l’action étatique se modifie profondément. Le rôle de l’État n’est plus d’apaiser les tensions entre classes sociales et d’assurer l’intérêt général, mais d’inciter, voire de contraindre, les individus à s’adapter aux changements sociaux. Comme l’intervention de l’État devient de plus en plus proactive (il n’attend pas qu’un risque social se produise, il l’anticipe), sa politique devient de plus en plus ciblée. Ce ciblage de plus en plus fin permet un repérage et un calcul de plus en plus précis des risques justifiant une nouvelle intervention.
Au sein de la Chambre, les débats s’organisent alors autour de ce que nous avons appelé des binômes : le binôme prévention/répression, le binôme droit/devoir, le binôme intégration/exclusion. Les partis « de gauche » se montrent enclins à défendre les pôles prévention/droit/intégration, tandis que les partis de « droite » sont davantage disposés à défendre les pôles répression/devoir/exclusion. Sans conteste, cette dernière tendance domine largement la scène politique. De plus en plus de partis s’y rallient sans hésiter et le gouvernement s’en inspire dans ses réponses aux différentes interpellations et questions des députés.
Pour en arriver là, le discours politique a subi un nombre important de transformations. Des objets ont acquis une place importante : sécurité, justice, délinquance, insécurité, immigrés, illégaux, violence urbaine, pédophilie. D’autres ont disparu : patronat, travailleur. Les agents ont changé de place sur l’échiquier politique et certains ont acquis progressivement une légitimité plus importante : le Vlaams Blok et les libéraux. D’autres concepts et théories ont été mobilisés : intégration/exclusion, prévention/répression, droit/devoir, responsabilisation, activation, proactivité, efficacité, managment.
Ainsi par exemple, l’immigration devient un thème important dans les débats parlementaires. Les approches en présence se fondent sur deux des binômes : d’une part, intégration/exclusion, d’autre part, prévention/répression. Et il faut bien constater que le discours des députés penche de plus en plus vers une criminalisation accrue de l’immigration. Les discours sur les illégaux, sur les émeutes urbaines, sur la délinquance des jeunes immigrés, sur le terrorisme islamiste en témoignent. Les tenants des pôles intégration/prévention sont de plus en plus minoritaires. Mais quel que soit le type de discours, c’est l’ « étranger » qui est visé, alors que dans la première période, l’immigré était considéré comme un travailleur. A ce titre, il bénéficiait d’une représentation parlementaire au travers des partis qui défendaient les intérêts des travailleurs. Faute d’emploi et faute de parti affichant un intérêt pour la protection des salariés, il ne lui reste plus qu’à être stigmatisé dans son altérité.
Toutes ces modifications doivent également se lire à travers le prisme de la réorganisation du champ politique.
Ainsi le Vlaams Blok prend une place importante dans le discours de la Chambre des représentants. Il ne s’agit pas uniquement d’une importance quantitative. Les écologistes sont autant présents mais ils sont nettement moins influents. Indéniablement, le discours du Vlaams Blok acquiert une légitimité au sein de la Chambre et permet aux différentes formations politiques d’asseoir leur point de vue. Dans l’opposition, les écologistes estiment que le gouvernement se rallie un peu vite aux politiques sécuritaires prônées par ce parti. Inversement, pour les libéraux, il n’attache pas assez d’importance aux thématiques de la sécurité et surtout, de l’immigration.
Plus fondamentalement, les dominés ou les exclus comme on les appelle maintenant (jeunes, immigrés, précaires, toxicomanes, prostituées,…), ne sont pas ou plus représentés sur la scène politique, même s’ils sont la cible d’un important dispositif de politiques publiques. Et si certains partis semblent se préoccuper de leur sort (les écologistes, les socialistes et certains sociaux-chrétiens), la dimension conflictuelle fait totalement défaut à l’expression de leur intérêt. Mais quoi de plus normal dans une société composée d’individus « responsables » ?
En tout état de cause, il faut bien constater que le discours des libéraux devient progressivement hégémonique alors que, moins de vingt ans auparavant, il se situait en opposition aux autres. Il acquiert un capital symbolique tel qu’il structure l’ensemble des débats. Or, le parti qui le porte est dans l’opposition.
La prédominance du discours libéral se perçoit le mieux au travers de ce que les députés estiment être une intervention étatique légitime. Si l’Etat ne semble plus devoir intervenir dans le champ économique, puisqu’il n’y a plus d’alternative au système capitaliste et à l’économie de marché, tout se passe comme s’il était obligé d’intervenir davantage ailleurs. Et par exemple dans le champ de la sécurité en raison, d’ailleurs, des risques inhérents à la dérégulation dénoncée par les partis « de gauche » et certains sociaux-chrétiens. Le droit à la sécurité est ainsi de plus en plus proclamé partie intégrante de la justice sociale et, par là même, celle-ci est réduite à sa plus simple expression.
C’est bien cette métamorphose fondamentale du discours politique qui permet la rencontre de deux objets qui, jusque-là, étaient abordés séparément dans le discours des députés : la jeunesse et la violence.
En effet, la jeunesse n’est plus perçue comme un groupe social à part entière. Elle devient un ensemble d’individus qui sont porteurs de droits et de devoirs. Mais surtout, ils sont sujets à risques (risque de non-intégration pour les jeunes immigrés, risque de décrochage scolaire, risque de chômage, risque de délinquance) et font donc l’objet de politiques publiques de plus en plus ciblées.
La violence, quant à elle, n’est plus une violence collective découlant du conflit entre des classes sociales antagonistes, mais une violence « individuelle », qui est délinquance, c’est-à-dire violence urbaine, ou violence sexuelle.
L’image d’une jeunesse délinquante et violente, qu’il faut responsabiliser davantage, cohabite ainsi avec l’image d’une jeunesse victimisée, qu’il s’agit de protéger.
La rencontre de l’objet jeunesse et de l’objet violence a donc bien eu lieu. Au prix de l’avènement d’une nouvelle ère politique, qui ouvre le 21e siècle.
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Jeunes, violence et société: analyse du discours de la Chambre des représentants de 1981 à 1999 dans une perspective de criminologie critiqueNagels, Carla 22 January 2004 (has links)
Fidèle à notre orientation sociologique et criminologique, cette recherche s’inscrit dans une perspective critique. C’est-à-dire dans un courant de pensée qui conçoit la société, non pas comme un tout homogène, non pas comme un ensemble d’individus en interrelation, mais bien comme l’expression de rapports conflictuels entre groupes sociaux, comme l’expression de rapports de domination. <p><p>La thèse analyse le discours de la Chambre des représentants de 1981 à 1999. Elle pose comme hypothèse générale que le discours sur l’augmentation de la violence des jeunes, considérée comme un problème social digne d’intérêt politique, doit s’analyser à la lumière des modifications importantes qui affectent le discours politique dans son ensemble.<p><p>La formulation de cette hypothèse générale repose sur un ensemble de développements qui ont précédé son élaboration. C’est l’objet de la première partie de ce travail. Dans cette première partie, les deux concepts en présence sont problématisés, c’est-à-dire les jeunes et la violence, ainsi que leur association, c’est-à-dire la violence des jeunes. Dans cette partie également nous construisons un cadre analytique et méthodologique qui va guider l’analyse du matériel empirique. La deuxième partie de la recherche est, elle, entièrement consacrée à l’analyse du discours de la Chambre des représentants sur vingt ans. Reprenons ces deux parties.<p><p>En ce qui concerne les deux concepts en présence, il faut noter d’emblée qu’il n’est guère possible de les enfermer dans une définition univoque. Tant la jeunesse que la violence s’apparentent plutôt à des constructions sociales qui évoluent dans le temps et dans l’espace. On ne peut évoquer la jeunesse sans tenir compte du statut social qu’on lui accorde, c’est-à-dire de la place que lui réserve la société. Sa définition n’est donc pas arrêtée une fois pour toute. Quant à la notion de violence, sa définition est encore plus problématique. Ainsi quand on tente de répertorier dans la littérature scientifique les différents phénomènes qui sont associés à la violence des jeunes, on ne peut que s’étonner de leur diversité. La violence désigne coups et blessures, meurtres, hold-ups, viols, racket, etc. c’est-à-dire un ensemble d’actes pénalement répréhensibles. Mais la violence est également associée à ce qu’on appelle des incivilités. Enfin, la violence concerne également ce que Pierre Bourdieu appelle la violence symbolique, c’est-à-dire celle que subissent les jeunes auxquels la société ne semble plus capable d’accorder une place. <p><p>Etant donné que les concepts de jeunesse, et surtout de violence, ne peuvent pas se définir de manière univoque, il est bien difficile de déterminer dans quelle mesure la violence des jeunes s’accroît. Cet objet recouvre en effet des réalités tellement diverses qui n’ont pas grand chose en commun, si ce n’est de se voir assigner une valeur négative. Par contre, une chose est tout à fait certaine :le discours sur la violence des jeunes, tant politique que médiatique et scientifique, s’amplifie, lui, de manière exponentielle depuis une quinzaine d’années. Et, l’utilisation du concept de « violence » n’est pas neutre. Il désigne toujours un phénomène problématique à éradiquer. Il permet aussi d’entretenir une image catastrophiste de la réalité et d’agir en conséquence. Cette image « catastrophiste » ne résiste pourtant pas à l’analyse. Les seuls faits de « violence » qui semblent en effet augmenter sont les « émeutes urbaines ». La délinquance juvénile enregistrée semble, quant à elle, plutôt témoigner d’une dégradation des relations entre jeunes et forces de l’ordre. Quant aux « agressions », même si elles augmentent, elles concernent essentiellement les jeunes (défavorisés) entre eux. Elles sont d’ailleurs pour 50% des agressions verbales. Loin de nous l’idée de nier qu’il existe des situations-problèmes, parfois même graves, mais tenter de les résoudre par une répression accrue, est pour le moins réducteur, voire même inefficace. Or, les discours qui dominent vont dans le sens d’une répression accrue et la dénomination des divers phénomènes sous le vocable « violence » participe en plein à ce processus.<p><p>À partir de ces constats, il nous a semblé intéressant d’analyser comment le discours sur la violence des jeunes émerge, comment il se construit et à quelles préoccupations il répond. La trame de ce travail consiste donc à tenter, d’une part, de cerner l’évolution des deux concepts retenus et, d’autre part, de montrer comment ils se rencontrent. Mais il s’agit aussi de comprendre quel est l’enjeu de la lutte qui a permis cette rencontre et comment cette lutte s’est structurée.<p><p>Pour ce faire, l’analyse du discours politique nous a paru la plus adéquate. En suivant Max Weber, si l’Etat moderne se caractérise par le monopole de la violence légitime, c’est également lui qui possède le pouvoir de désigner quels sont les comportements qui relèvent de la violence « illégitime ». De plus, le fait de s’intéresser au champ politique présente un double avantage. Tout d’abord, selon la théorie des champs développée par Pierre Bourdieu, et plus particulièrement son analyse du champ politique, il s’agit bien d’un espace où des agents sont en lutte pour la reconnaissance de certaines visions et divisions de la réalité sociale, c’est-à-dire pour sa catégorisation. Ensuite, toujours selon Bourdieu, le discours dominant, celui qui acquiert le plus de légitimité, est en quelque sorte capable de se réaliser, notamment parce qu’il s’inscrit durablement dans l’appareil d’Etat. Comme le dit cet auteur :« Dire, c’est faire », et c’est d’autant plus vrai en ce qui concerne le discours politique. <p><p>Le champ politique doit donc s’analyser comme un espace relationnel et conflictuel. Le choix s’est porté sur la rhétorique de la Chambre des Représentants. C’est un discours facilement accessible, qui a la particularité de regrouper tant les prises de position du gouvernement que celles de la majorité et de l’opposition. Mais dans une démocratie à scrutin proportionnel telle que la Belgique, notons que les discours de la majorité et de l’opposition ne sont pas homogènes. Par ailleurs, il fallait couvrir une période suffisamment longue pour voir comment les deux objets « jeunesse » et « violence » étaient perçus chacun séparément avant d’être associés. L’analyse débute ainsi à la première législature du gouvernement Martens-Gol en novembre 1981. Elle prend fin avec le dernier gouvernement de Jean-Luc Dehaene en juin 1999 et couvre ainsi cinq législatures, presque deux décennies.<p><p>La méthode d’analyse, s’inspire, elle, de la méthode archéologique de Michel Foucault. En accord avec cet auteur, la recherche part du postulat que le discours est une pratique qui a ses propres règles d’existence, c’est-à-dire qu’il peut s’analyser comme pratique autonome. L’étude reste donc entièrement à l’intérieur du discours analysé. Elle ne sollicite pas d’apports extérieurs pour conforter les évolutions qu’elle fait apparaître. Elle ne nie pas la réalité de l’extérieur, du non-discursif, mais estime qu’une analyse du seul discours peut déjà s’avérer pertinente pour rendre compte d’une évolution.<p><p>Décrire le discours politique consiste alors à :<p>Premièrement, analyser ce qui peut devenir objet d’énonciation de la politique :de quoi parlent les députés ?<p>Deuxièmement, évaluer la place que le locuteur doit occuper pour pouvoir légitimement prétendre à un discours sérieux, c’est-à-dire l’appartenance à la majorité ou à l’opposition, le nombre de députés faisant partie d’une formation politique, le poids accordé aux interventions par les autres députés.<p>Troisièmement, déterminer les différents concepts mobilisés dans le discours et les théories auxquelles ils donnent lieu :comment les députés parlent-ils des objets ?<p><p>L’objectif est double. D’une part, sur un axe diachronique, relever les discontinuités du discours, montrer comment et sur quels points il se modifie, comment l’évolution s’opère. D’autre part, sur un axe synchronique, tenter de découvrir l’unicité du discours, faire apparaître sa cohérence interne.<p><p>Puisque la recherche porte sur vingt ans et que le discours à la Chambre est particulièrement prolifique, il était matériellement impossible d’analyser la totalité de ce discours. Un choix a donc dû être opéré en rapport avec le sujet de cette recherche. Toujours est-il que l’analyse porte sur quelque 10.000 pages de ce discours. Partant d’une analyse des déclarations et communications gouvernementales selon le jeu proprement politique entre un gouvernement, une majorité qui le soutient et une opposition qui le critique, nous avons pu dégager une grille d’analyse qui a ensuite été appliqué aux deux objets particuliers :la violence et la jeunesse. La démarche se veut donc inductive dans le sens où la grille d’analyse est entièrement tirée de la première section et n’a pas été construite a priori.<p><p>La grille d’analyse s’élabore en quatre temps. <p><p>Premièrement, l’analyse des déclarations et communications nous permet de dégager trois périodes distinctes :de 81 à 88, de 88 à 92, de 92 à 99. Cette périodisation se vérifie à l’aune de deux critères :la structuration différente du champ politique et l’interprétation différenciée de la crise économique et de l’emploi. <p><p>En ce qui concerne le premier critère, il s’agit essentiellement du changement de coalition gouvernementale :de 81 à 88 une coalition libérale social-chrétienne est au pouvoir et ensuite les socialistes gouvernent avec les sociaux-chrétiens. Mais l’importance accrue de nouvelles forces politiques comme le Vlaams Blok et les écologistes et la disparition d’autres forces tels l’UDRT et les communistes participent également au changement de structure du champ politique. <p><p>Le deuxième critère de périodisation, c’est-à-dire l’interprétation différenciée de la crise, a été choisi pour sa prégnance :la gestion de la crise constitue en effet la préoccupation majeure des débats à la Chambre au cours de toute la période étudiée. Et cette gestion prend des formes différentes selon les périodes sélectionnées. <p><p>La deuxième étape de la construction de la grille d’analyse consiste à repérer une évolution similaire à propos de plusieurs thématiques :la politique générale, la politique de l’emploi, la politique de l’immigration, la politique de l’éducation, l’image véhiculée de la jeunesse ou la délinquance au sens large ainsi que sa prise en charge. <p><p>Au cours de la troisième phase, nous avons pointé les modifications dans les discours des forces politiques en présence, selon les périodes. Certains discours acquièrent de plus en plus de légitimité. Certains partis parviennent à inscrire durablement leurs objets privilégiés à l’agenda politique. Mais d’autres discours ou objets disparaissent. Ces trois étapes constituent l’analyse diachronique du matériel. Elle permet de relever les discontinuités dans le discours, de montrer comment les différents objets se construisent, s’analysent, évoluent, disparaissent puis réapparaissent sous des formes modifiées. Elle permet aussi de voir comment et pourquoi certains objets gagnent en importance. <p><p>Reste la quatrième étape. Elle relève l’unicité des discours en fonction de la périodisation retenue. C’est l’axe synchronique qui se concrétise par la grille d’analyse proprement dite. Quelle que soit la thématique envisagée, à l’intérieur de chaque période, le discours tenu à la Chambre se structure de façon identique. Le champ politique reste un espace de lutte, mais le « ce sur quoi les députés luttent » se métamorphose fondamentalement. Si ce changement est surtout manifeste entre la première période et la troisième période, la période intermédiaire est pourtant cruciale pour qu’il puisse s’opérer. Le discours optimiste face à l’avenir qui caractérise la période 88-92 et qui se base sur des indicateurs économiques favorables, va en effet permettre de passer de l’un à l’autre.<p><p>Dans la première période, les années 80, les débats se structurent autour de visions et de divisions de la réalité sociale qui sont clairement antagonistes. L’a priori historique, dirait Foucault, du champ politique est bien particulier. Les agents politiques défendent les intérêts de classes sociales en lutte et la lecture privilégiée est celle du conflit qui oppose patronat et travailleurs. Toutes les thématiques (violence, délinquance, immigration, emploi, éducation) sont abordées à travers ce prisme particulier. Dans ce contexte, le rôle de l’État est d’apaiser les tensions entre les classes sociales. Les écologistes sont les seuls à rester étrangers à ce débat. Ils ne défendent pas les intérêts d’une classe sociale particulière, en relation conflictuelle avec une autre. Ils privilégient plutôt une conception de l’être humain, de la dignité humaine, fortement inspirée par la philosophie des droits de l’homme. <p><p>L’image emblématique de la violence, dans cette première période, est la manifestation de contestation. Il s’agit d’une violence collective, qu’expriment les mouvements sociaux en ébullition. Pour les socialistes et les communistes, cette violence est souvent provoquée par les forces de l’ordre et elle répond par ailleurs à l’autre violence, peut-être moins visible mais tout aussi réelle, celle que le patronat fait subir aux travailleurs. Par contre, pour les libéraux, l’UDRT, le Vlaams Blok et, dans une moindre mesure les sociaux-chrétiens, la violence est entièrement le fait des manifestants. Ces partis adressent d’ailleurs une mise en garde à « ceux » qui incitent à la manifestation et donc à la violence, à savoir les socialistes. <p><p>Les socialistes et les communistes estiment en effet que le gouvernement, avec l’appareil d’État qu’il dirige, joue clairement la carte du patronat. Au lieu d’atténuer les conflits sociaux, l’Etat les exacerbe. Au lieu d’éradiquer la violence, il la stimule. Il n’apaise plus les tensions entre les classes sociales. C’est pourtant son rôle après tout. Pour les socialistes et les communistes, la mise en avant de la montée de l’insécurité et de la délinquance ne sert qu’à renforcer la politique de sécurité et les appareils de maintien de l’ordre, pour pouvoir contenir les débordements sociaux auxquels la politique néo-libérale va inévitablement mener. C’est l’interprétation qui est privilégiée par ces partis, quel que soit le type de violence en cause (hooliganisme, terrorisme). <p><p>Les écologistes, une nouvelle fois, ne participent pas au débat. Pour eux, la violence est celle d’une société productiviste, d’une société de consommation et les travailleurs y participent tout autant que le patronat. <p><p>En matière de jeunesse, la lecture est quelque peu différente. Elle ne passe pas par le prisme de la lutte des classes. Les députés ne parlent pas de la « jeunesse laborieuse », mais de la « jeunesse » tout court. Et tous évoquent le problème de sa future marginalisation. Les libéraux sont les seuls à ne voir aucun lien entre la marginalisation de ce groupe social particulier et sa précarisation accrue. Toutes les autres forces politiques font le lien de manière tout à fait explicite. La problématique du chômage des jeunes irrigue d’ailleurs l’ensemble des discussions. Tous les députés estiment qu’un peuple conscient de son avenir doit investir dans sa jeunesse, lui assurer une éducation de qualité et mettre en œuvre des politiques sociales actives à son égard. <p><p>Malgré ce consensus sur la finalité à poursuivre, des conceptions différenciées s’expriment évidemment en fonction de l’appartenance politique. Ainsi, pour les sociaux-chrétiens, s’il faut investir dans la formation des jeunes, c’est pour rendre ceux-ci plus compétitifs sur le marché du travail. L’opposition « de gauche » estime, quant à elle, que la jeunesse est fortement pénalisée par le gouvernement. Celui-ci se contente de défendre les thèses du patronat et ne se préoccupe que de réduire le déficit des finances publiques. Pour les socialistes, un jeune devra dorénavant être issu d’un milieu favorisé pour pouvoir prétendre à une intégration sociale réussie. Et les écologistes affirment que cette pénalisation de la jeunesse va tout à fait à l’encontre de son émancipation. Cette lecture en termes de risque de marginalisation est prédominante. Mais elle coexiste néanmoins avec une autre lecture, en termes de risque de révolte, qui s’exprime le mieux à travers l’adage :« qui sème la misère, récolte la colère ». <p><p>Dans la troisième période, les années 90, une nouvelle structuration du débat apparaît clairement. C’est une autre manière de lire la réalité, de la catégoriser et d’agir sur elle. Les discussions ne se structurent plus autour de classes sociales en conflit pour la sauvegarde de leurs intérêts mais autour d’une image de la société composée d’individus ayant des droits et des devoirs et sujets à des risques « sociaux ». Dans ces conditions, l’action étatique se modifie profondément. Le rôle de l’État n’est plus d’apaiser les tensions entre classes sociales et d’assurer l’intérêt général, mais d’inciter, voire de contraindre, les individus à s’adapter aux changements sociaux. Comme l’intervention de l’État devient de plus en plus proactive (il n’attend pas qu’un risque social se produise, il l’anticipe), sa politique devient de plus en plus ciblée. Ce ciblage de plus en plus fin permet un repérage et un calcul de plus en plus précis des risques justifiant une nouvelle intervention. <p><p>Au sein de la Chambre, les débats s’organisent alors autour de ce que nous avons appelé des binômes :le binôme prévention/répression, le binôme droit/devoir, le binôme intégration/exclusion. Les partis « de gauche » se montrent enclins à défendre les pôles prévention/droit/intégration, tandis que les partis de « droite » sont davantage disposés à défendre les pôles répression/devoir/exclusion. Sans conteste, cette dernière tendance domine largement la scène politique. De plus en plus de partis s’y rallient sans hésiter et le gouvernement s’en inspire dans ses réponses aux différentes interpellations et questions des députés.<p><p>Pour en arriver là, le discours politique a subi un nombre important de transformations. Des objets ont acquis une place importante :sécurité, justice, délinquance, insécurité, immigrés, illégaux, violence urbaine, pédophilie. D’autres ont disparu :patronat, travailleur. Les agents ont changé de place sur l’échiquier politique et certains ont acquis progressivement une légitimité plus importante :le Vlaams Blok et les libéraux. D’autres concepts et théories ont été mobilisés :intégration/exclusion, prévention/répression, droit/devoir, responsabilisation, activation, proactivité, efficacité, managment.<p><p>Ainsi par exemple, l’immigration devient un thème important dans les débats parlementaires. Les approches en présence se fondent sur deux des binômes :d’une part, intégration/exclusion, d’autre part, prévention/répression. Et il faut bien constater que le discours des députés penche de plus en plus vers une criminalisation accrue de l’immigration. Les discours sur les illégaux, sur les émeutes urbaines, sur la délinquance des jeunes immigrés, sur le terrorisme islamiste en témoignent. Les tenants des pôles intégration/prévention sont de plus en plus minoritaires. Mais quel que soit le type de discours, c’est l’ « étranger » qui est visé, alors que dans la première période, l’immigré était considéré comme un travailleur. A ce titre, il bénéficiait d’une représentation parlementaire au travers des partis qui défendaient les intérêts des travailleurs. Faute d’emploi et faute de parti affichant un intérêt pour la protection des salariés, il ne lui reste plus qu’à être stigmatisé dans son altérité.<p><p>Toutes ces modifications doivent également se lire à travers le prisme de la réorganisation du champ politique.<p><p>Ainsi le Vlaams Blok prend une place importante dans le discours de la Chambre des représentants. Il ne s’agit pas uniquement d’une importance quantitative. Les écologistes sont autant présents mais ils sont nettement moins influents. Indéniablement, le discours du Vlaams Blok acquiert une légitimité au sein de la Chambre et permet aux différentes formations politiques d’asseoir leur point de vue. Dans l’opposition, les écologistes estiment que le gouvernement se rallie un peu vite aux politiques sécuritaires prônées par ce parti. Inversement, pour les libéraux, il n’attache pas assez d’importance aux thématiques de la sécurité et surtout, de l’immigration.<p><p>Plus fondamentalement, les dominés ou les exclus comme on les appelle maintenant (jeunes, immigrés, précaires, toxicomanes, prostituées,…), ne sont pas ou plus représentés sur la scène politique, même s’ils sont la cible d’un important dispositif de politiques publiques. Et si certains partis semblent se préoccuper de leur sort (les écologistes, les socialistes et certains sociaux-chrétiens), la dimension conflictuelle fait totalement défaut à l’expression de leur intérêt. Mais quoi de plus normal dans une société composée d’individus « responsables » ?<p><p>En tout état de cause, il faut bien constater que le discours des libéraux devient progressivement hégémonique alors que, moins de vingt ans auparavant, il se situait en opposition aux autres. Il acquiert un capital symbolique tel qu’il structure l’ensemble des débats. Or, le parti qui le porte est dans l’opposition. <p><p>La prédominance du discours libéral se perçoit le mieux au travers de ce que les députés estiment être une intervention étatique légitime. Si l’Etat ne semble plus devoir intervenir dans le champ économique, puisqu’il n’y a plus d’alternative au système capitaliste et à l’économie de marché, tout se passe comme s’il était obligé d’intervenir davantage ailleurs. Et par exemple dans le champ de la sécurité en raison, d’ailleurs, des risques inhérents à la dérégulation dénoncée par les partis « de gauche » et certains sociaux-chrétiens. Le droit à la sécurité est ainsi de plus en plus proclamé partie intégrante de la justice sociale et, par là même, celle-ci est réduite à sa plus simple expression. <p><p>C’est bien cette métamorphose fondamentale du discours politique qui permet la rencontre de deux objets qui, jusque-là, étaient abordés séparément dans le discours des députés :la jeunesse et la violence. <p><p>En effet, la jeunesse n’est plus perçue comme un groupe social à part entière. Elle devient un ensemble d’individus qui sont porteurs de droits et de devoirs. Mais surtout, ils sont sujets à risques (risque de non-intégration pour les jeunes immigrés, risque de décrochage scolaire, risque de chômage, risque de délinquance) et font donc l’objet de politiques publiques de plus en plus ciblées.<p><p>La violence, quant à elle, n’est plus une violence collective découlant du conflit entre des classes sociales antagonistes, mais une violence « individuelle », qui est délinquance, c’est-à-dire violence urbaine, ou violence sexuelle.<p><p>L’image d’une jeunesse délinquante et violente, qu’il faut responsabiliser davantage, cohabite ainsi avec l’image d’une jeunesse victimisée, qu’il s’agit de protéger. <p><p>La rencontre de l’objet jeunesse et de l’objet violence a donc bien eu lieu. Au prix de l’avènement d’une nouvelle ère politique, qui ouvre le 21e siècle.<p><p> / Doctorat en criminologie / info:eu-repo/semantics/nonPublished
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